On ne présente plus Iain M. Banks et pourtant on va le faire, tant cet écrivain iconoclaste et sans réel équivalent est souvent méconnu et classé dans des mouvances absurdes par des éditeurs peu consciencieux – à cet égard, son absence au sommaire de l'anthologie fédératrice du Nouveau Space Opera est révélatrice de son positionnement (et si j'avais le droit de faire des digressions, je vous dirais bien aussi à quel point le meilleur texte de ce recueil est la préface de Gardner Dozois qui démontre brillamment que le Nouveau Space Opera eh ben en fait ce n'est rien d'autre que du space opera [certes avec des majuscules]).
Iain M. Banks, donc. Passons sous silence ses romans non étiquetés SF, de qualités inégales, pour considérer la face science-fictive de cet écrivain britannique qui a révolutionné le space opera d'une façon que même M. John Harrison n'avait pu prévoir et telle que personne ne puisse l'égaler.
Trois niveaux de lecture peuvent être appliqués aux œuvres sidérales de Iain M. Banks – libre à chaque lecteur de tirer profit de l'un ou de l'autre.
Premièrement, Banks est avant tout un auteur de science-fiction (ça paraît bête à dire mais c'est important de ne pas l'oublier). Le soin qu'il porte aux personnages, aux décors, au contexte de ses intrigues finaudes, le plaisir manifeste qu'il démontre à jongler entre la grande et les petites histoires, font de ses space opera de bons gros récits de science-fiction écrits par un amoureux du genre pour des amoureux du genre. L'exemple le plus parlant de cette fidélité est la trame narrative de ses œuvres qui s'inspire de celle du serial (voir le découpage en épisodes très marqué d’Une forme de guerre et de Trames).
Deuxièmement, Banks est un auteur burlesque. Des situations souvent improbables parsèment ses récits, même en des moments clés (dans Trames, le deus ex machina invoqué par les Octes se transforme en ressort comique) ; ce décalage de circonstances est doublé d'une ironie sous-jacente (britannique ?) quasi-permanente, malgré un arrière-plan sombre et un propos tout bien considéré dur.
Dernièrement, Banks est un auteur interstitiel (sans le hype). Il semble ne pouvoir se contenter de raconter des histoires suivant des schémas prédéfinis sans mettre en perspective ces schémas. Là où M. John Harrison avait déconstruit le space opera, Iain M. Banks le reconstruit ; et c'est dans cette perspective que Trames s'avère essentiel dans la bibliographie du coupable.
Pas de trame
Expédions rapidement le scénario de ce nouvel opus de La Culture car, en soi, il ne présente que peu d'intérêt et ne sert que de prétexte aux agissements de son auteur. La trame de Trames est très lâche, comme ses prédécesseurs, ce n'est pas un "page-turner dans la grande tradition de la littérature anglo-saxonne" (comme quoi Ailleurs & Demain continue d'avoir une ligne éditoriale plus noble que certains éditeurs que la courtoisie m'interdit de nommer). Trames est un pur serial qui excelle dans la grandiloquence et l'extravagance (à l'instar d'Excession) ; il y a un côté "précieuse ridicule" dans le comportement de plusieurs races dites évoluées (notamment les Nariscènes) ; même la Culture joue un rôle minime dans Trames et semble se désintéresser des mésaventures des héros.
En résumé et en serrant les dents, l'action se déroule majoritairement sur et dans les environs de Sursamen, une planète gigogne (plusieurs mondes enchâssés en couches), à la fin de la conquête d'un monde par un autre, alors que le roi victorieux est assassiné perfidement par son fidèle second tyl Loesp, que son fils aîné est mort à la guerre, que son benjamin Oramen n'a pas encore l'âge de régner et s'intéresse plus à la littérature qu'aux histoires de cour, que son cadet Ferbin qui s'intéresse lui plus aux femmes qu'au pouvoir s'enfuit de Sursamen pourchassé par les sbires du régicide devenu régent et, accompagné de son fidèle serviteur Cherbin Holse, se lance à la double recherche de Xide Hyrlis, un ancien agent de Circonstances Spéciales venu les aider par le passé, et de sa demi-sœur répudiée Djan Seriy Anaplian, également agent de CS, sans savoir que la victoire de son peuple a été préméditée par une mystérieuse race homaroïde, les Octes, qui se prétendent des héritiers des créateurs disparus des mondes gigognes et que le monde conquis pourrait bien détenir les clés d'un des plus grands mystères de la galaxie (ou pas).
Si Trames se révèle constamment mais ponctuellement intéressant, il s'avère peu passionnant. Sa pseudo-trame se laisse négligemment suivre, prise dans sa logique épisodique, d'autant qu'elle ne manque pas d'humour. Si elle pèche en tonus, elle gagne cependant en réflexivité, et ce dans la déclinaison de l'archétype du héros qu'elle propose.
De la matière
Oramen et Ferbin sont les deux principaux héros du roman. Le premier incarne la figure du héros jeune, pur et innocent qui découvre les règles cruelles qui régissent son petit univers, et son statut de pion (un pion de son père, de tyl Loesp, des Octes ; un pion du jeu de pouvoir de la cour). Oramen fait figure de héros-pion, une figure classique chez Banks (explicitement dans L'Homme des jeux, et implicitement dans les autres puisqu'un agent de CS est avant tout un pion de Contact). Le parcours d'Oramen est de fait logique, c'est celui de l'apprentissage, un apprentissage qui le mènera à comprendre la vérité avant tout le monde. Sa figure de jeune premier et d'amoureux des lettres en fait le personnage le plus sensible, le plus apte à engendrer de l'affection chez le lecteur ; le renversement de schéma peu clément que lui applique Banks en fin de roman est donc des plus sournois, même s'il est habituel chez Banks (cf. Une Forme de guerre).
À l'opposé de son demi-frère, Ferbin représente l'anti-héros type, fainéant, volage et froussard – un archétype que Banks avait peu exploré jusqu'à présent, hormis peut-être dans L'Algébriste (hors Culture). Comme Oramen, son parcours est celui de l'apprentissage, de la découverte de l'univers et de sa place dans cet univers – celle d'un acteur sur une scène plus grande qu'il n'imaginait. Prenant conscience peu à peu du rôle qu'il devrait avoir, celui du héros, son attitude évolue (mais pas son caractère) et ses actions deviennent au final héroïques. Ferbin et Oramen, malgré un point de départ opposé, finissent par se rejoindre quand, ayant pris conscience de leurs statuts respectifs, ils décident tous deux de l'assumer.
tyl Loesp, malgré son étiquette de "méchant", est un héros au même titre que Oramen et Ferbin. Même s'il n'est lui aussi qu'un pion sur un plateau dont les limites dépassent son entendement, ses actions sont guidées par une volonté de bien faire, de conduire son peuple sur une voie qu'il juge meilleure, et ce quel qu'en soit le prix. Contrairement aux deux frères il n'évolue pas, il est déjà dès le départ du roman un héros et en possède les attributs (ruse, panache et invincibilité) ; il est un héros qui, ayant conscience du rôle qu'il a à jouer dans l'évolution de son peuple, a décidé de le jouer à fond. Sa position supérieure est marquée par son nom, un nom à particule en sorte, mais un nom plus proche de ceux de la Culture que des siens. Les motivations de tyl Loesp sont les mêmes que celles de Circonstances Spéciales.
Le cas de Cherbin Holse, le dernier des héros hors Culture, est plus subtil. Banks reprend l'archétype du serviteur dévoué, comme dans Inversions (à l'épilogue similaire). Cherbin Holse reste passif, il prend des risques mais ne se montre jamais héroïque, il est le spectateur d'un jeu de pions-héros fatal. Autre différence avec les précédents, il est appelé tantôt par son nom, tantôt par son prénom ; en mettant ainsi l'accent sur les deux composantes de son patronyme, c'est comme si Banks lui conférait une humanité : ce n'est pas un héros de légende (Arthur, Ulysse) mais un être humain avec un nom et un prénom. Ces différences prennent vie dans l'épilogue, où à l'instar de Ferbin, Oramen et tyl Loesp, Cherbin Holse décide d'assumer son statut, mais pas celui du héros mais celui du politicien – façon pour Banks de tirer un trait sur la notion passéiste de héros pour la remplacer par celui de citoyen démocrate. Cherbin Holse est ainsi le seul des héros du roman à survivre en l'état.
Djan Seriy Anaplian et Xide Hyrlis, qui respectent la logique des patronymes exubérants des héros de la Culture (ce qui les imposent comme des surhommes voire des "sur-héros"), valent le détour. Ce sont des héros classiques de Banks, des agents ou ex-agents de Contact – nul doute que ces deux-là attireront la sympathie du fan du cycle de La Culture. Anaplian est également une héroïne qui assume, elle a quitté sa planète à escient et elle mène ses missions pour Contact jusqu'au bout, en les questionnant mais en les accomplissant néanmoins. Le passage le plus intéressant qui la concerne, "Un certain manque", décrit comment elle a été transformée (avec des implants, etc.) par Contact lors de son embauche et comment ses supers-pouvoirs lui sont retirés temporairement pour raisons diplomatiques. Via Anaplian, Banks dépeint la mutation d'un humain en héros, non plus mentalement comme pour Oramen et Ferbin, mais techniquement ; il fait ainsi s'interroger son héroïne sur l'impact de son héroïsme sur son humanité ; cette analyse conduit à une banalisation de cet héroïsme qui, lors de sa mise en parenthèse, n'engendre qu'un certain manque. Anaplian n'assumera finalement son héroïsme que pour sauver sa planète natale (voire pour sauver un enfant) – une façon de justifier son héroïsme en regard de sentiments humains. Son final reste ambivalent puisqu'il rappelle la banalité du héros au travers de son itération possible (le principe de la sauvegarde) – une itération qui renvoie à l'épilogue de L'Usage des armes.
Xide Hyrlis est le plus délectable des héros du roman, même si sa participation reste mineure. Il incarne le héros qui a renoncé à être un pion de Contact, même s'il conserve une paranoïa aiguë sur ce sujet et voit des caméras de Contact partout. Il n'a pas renoncé pour autant à son statut de héros, puisqu'il fait office de maître du jeu pour une race mineure qui passe son temps à jouer (au sens premier du terme) à la guerre. Xide Hyrlis assume de n'être qu'un pion mais un pion qui a le contrôle du jeu – c'est à ce titre qu'il n'aidera pas Ferbin car il refuse d'être un pion dans une partie qu'il ne dirige pas. Le destin de Xide Hyrlis (la rupture d'avec CS) est à rapprocher des renoncements des héros du Sens du vent (la lutte perpétuelle et le terrorisme anti-Culture, et le suicide).
"Nous sommes tous des miroirs, songea Ferbin. Nous nous reflétons les uns les autres."
Un pion, une arme, un héros prenant conscience de son statut et des pouvoirs subséquents ; un héros qui assume son rôle et se lance dans une quête vaine, ou se sacrifie ; un héros qui souvent échoue et meurt, devenant itération dans l'accomplissement (la sublimation) de son acte, ou un héros qui perd vocation sans jeu, sans guerre, quitte à en recréer une, ou un héros qui renonce, s'exile ou meurt. Les héros de Banks ne sont que des reflets, des prismes d'une figure centrale, du héros de littérature qu'elle soit space opera, fantasy ou légende. Les discours d'Oramen, qu'il improvise en récitant des extraits de ses œuvres préférées, sont révélateurs de cette réflexion.
L'élément primordial dans le cheminement des héros de Banks réside dans la prise de conscience par le héros de son statut. Cette prise de conscience conduit le héros à assumer ses actes (L'Usage des armes, L'Homme des jeux, Une Forme de guerre) ou à y renoncer (Inversions, Le Sens du vent). Trames apporte une progression curieuse à cet égard : les trois premiers romans de Banks montraient un héros qui assumait, le quatrième un héros juste inutile (Excession), les deux suivants des héros qui renoncent ; dans Trames, les six héros assument. Ce retournement de situation n'est pas anodin car il se conclut, comme dit précédemment, vers une nouvelle voie, celle de la politique.
"Nous sommes de l'information, messieurs, comme tout être vivant, mais nous avons la chance d'être codés au sein même de la matière."
Comme l'indique Banks dans l'intitulé même de son roman, il est question ici de matière, d'informations – un choix qu'il place également en fin d'ouvrage via un glossaire exhaustif, une liste brute de toute la matière de son roman (héros, personnages, races, vocabulaires, …, jusqu'aux composantes d'espace et de temps). La citation de Xide Hyrlis (ci-dessus) renvoie à celle de Horza dans Une Forme de guerre (ci-dessous) et permet ainsi à Banks de consolider et boucler sa démarche : ses héros, ses romans ne sont que de l'information, de la littérature et in fine un engagement politique.
"Qui sommes-nous ? Ce que nous sommes. Simplement ce qu’on croit que nous sommes. Ce que nous savons et ce que nous faisons. Ni plus, ni moins. De l’information transmise."
Vers de nouveaux horizons
Les space opera de Iain M. Banks sont des space opera qui n'ont pas la prétention de se doter de majuscules mais qui ont la dignité d'être parvenus à maturité et qui, au travers de leurs héros, ont conscience, une conscience souvent sociale et politique, de ce qu'ils sont : des archétypes, des jouets, de la matière, de l'information, des vecteurs littéraires.
Si les archétypes de Trames et des autres romans de La Culture n'ont intrinsèquement rien de nouveau, ils se distinguent des grands anciens et des nouveaux volumineux du genre par cette prise de conscience, car c'est cette prise de conscience qui finit par impulser leurs actes et les guider vers de nouveaux horizons. Avoir conscience de ses actes, c'est ce qu'on appelle grandir. Là est le space opera *nouveau*. Pas ailleurs.
La chronique de 16h16 !