Dans Les Araignées sans mémoire, un recueil de fables paniques d’Alexandro Jodorowsky, les araignées ont oublié pourquoi elles tissaient des toiles. Elles en font des objets d’art et lorsque l’une d’entre elles se souvient à quoi une toile sert, quand elle tisse une toile en pleine rue, elle devient objet d’opprobre et se fait exécuter sommairement. Par cette inversion, dont la SF est coutumière, Jodorowsky, lui-même coutumier des artifices de la SF, nous rappelle que le réel, quand il brise les conventions, a le pouvoir libérateur de l’imaginaire.
Pour le scénariste de séries SF qui ont marqué l’histoire de la BD, de L’Incal à Alef-Thau, des Technopères au Lama blanc, il n’y a pas de différence de nature entre le réel et l’imaginaire. Le réel est un imaginaire plausible. Et lorsqu’il ne l’est pas suffisamment, il lui suffit d’un coup de pouce. Dans sa jeunesse chilienne, Alejandro, avant de devenir Alexandro, voue sa vie à la poésie.
En compagnie de complices noctambules, il invente le happening avant la lettre, il improvise des instants magiques, qu’il qualifiera plus tard de « paniques ». Dans un pays alors imprégné de poésie, de Pablo Neruda, de Gabriela Mistral, de Vicente Huidobro, Alejandro crée des « actes poétiques ». Avec ses compagnons de poésie, il improvise l’inauguration saugrenue de statues réelles. Il organise une exposition de chiens sans chiens. Il se badigeonne méticuleusement de sauce au poivre dans un restaurant français. Lors d’une réunion de l’académie littéraire, il bombarde les assistants de viande hachée. Comme il en a témoigné dans « La danse de la réalité », la poésie devait être vécue comme une convulsion et dévoiler le caractère imprévisible de la réalité. La réalité n’est qu’un des imaginaires possibles.
Encore faut-il l’ouvrir à la création, élargir son champ des possibles, lutter contre l’entropie. Dès lors, à travers le cirque, les marionnettes, le mime, le théâtre, Alexandro ménagera l’irruption d’autres réalités dans le réel. La vie se nourrit de création et s’enrichit d’actes volontairement fortuits. Il fit scandale dans une émission mexicaine à une heure de grande écoute où il dépeçait froidement et méticuleusement un piano à queue en direct. Ses premiers films mexicains firent de Jodorowsky un réalisateur culte, dont le rapport transgressif au réel et l’imaginaire débridé, morbide et déviant devinrent une signature d’auteur.
Quand, fort de sa notoriété cinématographique, il voulut passer à la vitesse supérieure (un projet de « Dune » avant David Lynch, avec Salvador Dali, Pink Floyd, Moebius et Orson Welles), il se heurta à la puissance financière du réel. Entraîner des centaines de millions de spectateurs dans des spectacles hautement créatifs a un coût exorbitant, même pour un maître de l’imaginaire.
Le théâtre dans sa forme surréaliste, transgressive, fut une voie vers la réintégration de l’imaginaire dans le quotidien. Dans les années 60-70, le mouvement panique avec Arrabal et Topor se joue des interdits et les met en scène pour réaffirmer leur réalité psychanalytique et leur puissance créatrice. Dans le théâtre de la guérison, Jodorowsky souligne le symbolisme de l’acte transgressif et son effet positif sur le subconscient. En s’intéressant de près aux rêves, ces alternatives quotidiennes du réel, ainsi qu’à la puissance libératrice des actes symboliques, il invente la psychomagie et devient thérapeute. Là encore, il n’y a pas discontinuité entre l’acte créatif (les créations littéraires, les mises en scène de Jodorowsky) et l’acte « recréatif », qui s’inscrit dans le réel en opposition au réel imaginé. L’acte recréatif est curatif.
Si, par sa puissance créatrice et sa capacité à renouveler les genres, Alexandro Jodorowsky a marqué l’histoire du cinéma et de la littérature, fût-elle théâtrale, il a fini par s’imposer dans un genre plus francophone : la bande dessinée. Le neuvième art a cette faculté de libérer l’auteur des contraintes budgétaires du cinéma ou du théâtre, surtout lorsqu’il s’agit de transformer la réalité en profondeur. Contrairement à la littérature, elle demeure un art visuel, où le pouvoir de l’image dessinée confine au rêve. C’est un art de la vision proche, où les yeux ont l’illusion de plonger dans une image transfigurée de proximité.
En collaborant avec les plus beaux crayons (Moebius, Boucq, Gimenez, Bess, Janjetov, Beltran, Manara,…), il a, album après album, bâti une œuvre tout à fait considérable par l’originalité, la malice et la poésie des univers créés. Il y a dans la trame des séries de Jodorowsky toujours une idée nouvelle, un point de vue inédit, qui déplace les perspectives. Si la majorité des albums puisent aux sources de la SF, c’est parce qu’il est à l’aise dans les univers éloignés du quotidien. Qu’il s’agisse de sociétés démentes (Mégalex), d’un être entité civilisationnel (L’Incal), de héros recomposé (Alef-Thau), de voyages improbables dans l’espace (Les Technopères), de genèse d’un monde onirique (Alandor), Jodorowsky bouleverse les codes, repousse les frontières et redéfinit le genre. La BD de SF n’a plus été la même après L’Incal.
Quant aux autres thématiques BD, elles traitent toujours de la fureur, de la violence et des passions humaines. Le western est le théâtre d’une vengeance familiale (Bouncer). Entre Alexandre VI (Borgia) et Jules II (Le Pape Terrible), il y a une haine mortelle tenace. Homosexualité, inceste, pédophilie, perversion, mutilation, génocide, Jodorowsky aborde des thèmes qui furent ou qui sont tabous, parce qu’interroger ce qui dérange, c’est flirter avec les frontières de la réalité.
D’une certaine manière, les mondes historiques que Jodorowsky exhume sont des mondes de SF et de Fantasy. Dans son extravagance, le Pape Terrible est un tyran de la planète Vatican, plus qu’un personnage réel d’une Cité à Rome. En dépit de leur inhumanité, la cruauté, la perversion font de nous des hommes. Et si nous les camouflons, c’est dans le réel et non dans l’imaginaire qu’elles feront irruption. C’est là le pouvoir créatif et curatif de l’imagination. C’est de là que vient la nécessité du dialogue entre réel et imaginaire.
Et c’est en pérennisant cette continuité, en évitant la rupture entre le réel aseptisé et le chaos créateur, que Jodorowsky s’est imposé, au fil du temps, comme un maître de l’imaginaire.