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Un mois de lecture, Anne Besson - Mai 2015
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Un mois de lecture, Anne Besson - Mai 2015

L’instinct du troll, Jean-Claude Dunyach, L’Atalante
 
Comment ? Jean-Claude Dunyach, scientifique de profession et bien connu comme figure (très drôle) de la science-fiction française versant Hard science, vient se compromettre du côté de la fantasy ? Je confirme – mais qu’on se rassure, cela reste de la fantasy parodique, dans une grande tradition déjà illustré par Pierre Pelot avec son Konnar le Barbant dans les années 80. Si on associe aujourd’hui majoritairement ce sous-genre humoristique au souvenir (ému) de Terry Pratchett, l’écriture de Dunyach m’évoque plus directement un H2G2 (Guide du Routard Galactique) mâtiné d’imaginaire « rabelaisien » (pour ne pas dire paillard…). Le petit volume est constitué d’une suite d’épisodes narrés par le troll en question, rugueux à souhait et pourtant sentimental au fond (des cavernes de son corps-monolithe), entre fix-up de nouvelles et chapitres de romans. D’abord autonome, chacun se nourrit cependant des données du précédent, à la façon d’une série télévisée (Big Bang Theory fait partie des références évidentes, avec le personnage de Sheldon et ses soucis de mise à jour). Entre une quête épique à la recherche de notes de frais et une révélation un poil traumatisante sur l’épée dans la pierre de la légende arthurienne, on écume les bars, campings et festivals outdoor, et on s’attache à Cédric le stagiaire, à Brisène la princesse guerrière, ou encore aux nains hyperprolifiques, éternel sous-prolétariat de la mine. Alors, faut-il voir dans ce Troll un hommage amusé à la puissance « minérale » de notre genre favori, ou plutôt un pied-de-nez aux clichés qui nous emballent encore et toujours ? La question reste ouverte, mais le plaisir est en tout cas au rendez-vous fait de connivence et de rire niais devant certains calembours particulièrement gratinés…
 
L’Héritage des Rois-Passeurs, Manon Fargetton, Bragelonne
 
C’est un grand plaisir que de lire à nouveau Manon Fargetton dans le registre fantasy. Son écriture sensible m’avait séduite avec sa série des June, dont la pleine reconnaissance avait cependant pâti d’aléas éditoriaux, et puis elle semblait s’en être allée du côté du thriller avec les deux volumes Le Suivant sur la liste et, tout récemment, La Nuit des fugitifs (Rageot).
 
L’Héritage des Rois-passeurs marque son entrée dans une fantasy épique pour adultes (avec extraits de textes pseudo-documentaires du type Chroniques d’Ombre ou Introduction aux rituels du temple d’Izil), et son imaginaire singulier y fait mouche. On retrouve en effet sa patte à travers de belles héroïnes écorchées, à la fois fortes et à fleur de peau, en double exemplaire ici, puisque L’Héritage se situe dans la veine de la « fantasy des deux mondes » : le nôtre, par le biais d’Enora, (re)découvre qu’il peut communiquer avec son autre en miroir, ce royaume d’Ombre dont Ravenn est l’héritière légitime et compte bien reconquérir ce qui lui appartient. Le désastre est derrière elle, car elle a fui des années auparavant, à l’autre bout du monde, une famille refusant sa préférence pour les femmes ; pour Enora, le drame est tout proche, puisque son aventure débute lors d’une scène de massacre par une confrérie de guerriers à l’épée, pour le moins incongrue dans un paisible paysage breton. Leurs deux parcours, et ceux d’une myriade de personnages secondaires dans l’ensemble franchement réussis, s’entrelacent puis se rejoignent de façon tout à fait convaincante, à coup de trouvailles (les Noirs-Portraits, le dieu Gris) et de scènes visuellement réussies (la découverte des tombeaux, la fresque de Jana). Bémol tout de même, j’ai eu par moments le sentiment d’un problème de souffle : la romancière semble avoir matière pour en dire beaucoup, mais l’intrigue du roman est clairement celle d’un one-shot, si bien qu’on oscille entre l’ampleur du world-building et des enjeux plus « locaux », sans savoir si l’univers aura droit à une autre exploration…
 
Comme un conte, Graham Joyce, Bragelonne « L’autre »
 
Attention, grand livre ! Graham Joyce, formidable auteur (lauréat d’un Word Fantasy Award) et homme remarquable que j’avais eu l’honneur de recevoir lors d’un colloque en 2006, nous a quitté cette année, et c’est son avant-dernier roman, Some Kind of Fairytale (2012), qui nous parvient aujourd’hui. Graham Joyce était un auteur de fantastique, comme on n’en fait plus guère un temps publié dans des collections d’horreur, puis sous le chapeau « fantasy urbaine », tant ses textes se maintiennent dans un équilibre fragile et magique entre une lecture surnaturelle des faits qui s’y produisent et une interprétation plus « réaliste » qui invitent à les comprendre comme la construction d’une psyché confrontée à l’horreur et reconstruisant un refuge merveilleux par l’imagination. En l’occurrence, Tara, disparue 20 ans plus tôt, qui frappe le soir de Noël à la porte de la maison familiale, maigre et sale, mystérieusement changée et cependant toujours aussi jeune ; pour elle, quelques mois seulement se sont écoulés, dans une dimension parallèle de la forêt voisine où elle affirme avoir été l’invitée d’un peuple féérique beau, sensuel et dangereux. Les chapitres de son récit, absolument magnifiques dans cette veine qui m’est chère d’une mythologie « faërique », alternent avec les répercussions de ce retour auprès de tous ceux qui l’ont pleurée puis un peu oubliée, et les échos se multiplient avec un très riche répertoire folklorique. C’est peu dire que le scepticisme domine chez Peter, le frère, et sa famille formidablement croquée, comme il s’exprime, à coup d’explications psychologiques, dans les rapports du vieux docteur Vivian Underwood, personnage savoureux et cependant inquiétant. Comment croire aux contes dans le quotidien d’aujourd’hui, et à l’inversion comment vivre dans ce monde si l’on croit avoir eu accès à l’autre ?, telles sont les belles questions que les personnages, lucidement, se posent, et qui nous serrent le cœur avec eux.
 
Les rêves rouges de Jean-François Chabas, Gallimard Jeunesse « Scripto » :
 
Dans cette même famille « réalisme magique » ou « fantastique urbain », Jean-François Chabas livre un roman pour adolescents très réussi. L’intrigue en effet est pour l’essentiel, presque en totalité, elle d’un coming of age de tonalité réaliste : c’est l’histoire, au bord du lac Okanagan au Canada, de l’amitié amoureuse que ressent le jeune indien Lachlan Ikapo pour la nouvelle aux yeux mauves, Daffodil, et tant pis si elle s’arrache cheveux et sourcils jusqu’à passer pour folle ; comment ce lien leur vaut les moqueries de leurs camarades, notamment de l’ancien « gang » de Lachlan et, bientôt, des menaces beaucoup plus directes et inquiétantes pesant sur le jeune garçon ; comment il bouleverse aussi la vie des adultes, comme celle de Flower Ikapo la mère célibataire éloignée de son peuple, toute de fierté devenue dureté. Mais tout cela baigne (littéralement) dans une atmosphère saturée de magie : un monstre marin légendaire, Ogopogo, ou N’ha-a-itk, le grand serpent, le Méchant du Lac, semble bien en effet être apparu, d’abord à nos deux héros, et sa venue signifie la fin des mensonges et des apparences trompeuses. La bête a le terrifiant pouvoir de faire ressortir ce que chacun cache, et ça n’est pas toujours beau à entendre… Un usage subtil et intelligence est ainsi fait du surnaturel donc, qui vient conférer la profondeur des âges et des mythes à la confrontation entre les innocents et les différents visages du mal. L’écriture, qui nous rend proches les personnages, tous très réussis, est l’autre facteur déterminant qui tire ce roman de la masse pour en faire une très belle découverte.
 

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