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Un mois de lecture, Anne Besson - Juin 2012
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Un mois de lecture, Anne Besson - Juin 2012

Emmanuelle Nuncq, Bordemarge, Castelmore : 
Des promesses non tenues
 
L’idée de départ est alléchante, voisine de celle qui traverse les romans de Jasper Fforde, et ne pouvant que plaire aux amis de la lecture – il existe un monde de la fiction, où les aventures les plus palpitantes sont soustraites au temps, où les partages moraux sont clairs et définitifs… et voici que des êtres comme vous et moi, issus du monde « réel », peuvent y entrer, et le bouleverser. La perspective est donc attirante, en particulier quand elle se trouve exploitée dans des annexes originales et amusantes (un générique de fin et même un bêtisier) ;  en outre la jeune romancière, qu’on pouvait rencontrer cette année à Epinal où elle est bibliothécaire, s’avère tout à fait sympathique. Je suis donc bien déçue d’être déçue, mais le texte ne tient pas ses promesses. Les personnages sont aussi minces qu’une feuille de papier, pour rester dans le lexique qui s’impose – et pas seulement ceux du récit de cape et d’épée, qu’on aurait pu excuser : mention spéciale à Christian le physicien-pirate et à sa love story express avec l’énergique Roxane. L’intrigue, pourtant simple à résumer, se complique à la lecture de confusions embêtantes : Angus, Marius, Seamus, pourquoi tant de personnages aux noms si proches, alors qu’on a à peine le temps de les identifier ? et quand Kalthourine s’avise que « Violette est sa fille ! La fille d’Eléonore… », j’en ai déduit machinalement qu’elle était leur fille à tous les deux : ça m’a fait tout bizarre de constater qu’il tombait amoureux de sa propre fille (alors que non, il tombe juste amoureux de la fille de son ancien amour – un peu comme dans Le Bossu, après tout) ! Il n’est pas toujours évident de faire la part de la volonté parodique dans ce roman, et c’est peut-être après tout cela qui explique des enchaînements maladroits, des scènes qui laissent perplexes, des répétitions qui traînent (les « odonates », rangés p. 58, à nouveau rangés p. 68). Mais peut-être faudrait-il alors que les intentions se laissent lire plus clairement.
 
 
Gabriel Katz, Le Puits des Mémoires, I. La Traque, Scrinéo : 
Un nouveau cycle de fantasy française, palpitant !
 
Après Teliam Vore (Raphaël Lafarge et Vincent Mondiot) en 2011, La Geste du Sixième royaume d’Adrien Tomas ou Wastburg de Cédric Ferrand cette année, la fantasy française prouve à nouveau qu’elle sait désormais faire jeu égal avec les auteurs anglophones dans le registre « classique » où ils excellent, et c’est une bien bonne nouvelle ! Le Puits des Mémoires se dévore. Il faut dire que le point de départ de l’amnésie est toujours porteur quand il s’agit de découvrir un monde et un mystère. Ça se pratique beaucoup dans le thriller (La Mémoire dans la peau, XIII), mais peut-être moins en fantasy (Les Neuf Princes d’Ambre quand même). Ici l’association de trois personnages réunis par ce même destin renouvelle bien le motif ; ensemble ils vont chercher à retrouver, puis à fuir, leur passé.
Le premier chapitre, magnifique, voit littéralement renaître les héros, et trouve un écho bienvenu à la dernière ligne du texte. Entre-temps, ça ne lambine guère, et c’est le seul petit reproche qui me vienne : les trois hommes, très bien dessinés et très complémentaires, ont une capacité assez surnaturelle à tourner la page. Certes, une telle « amnésie » se justifie bien dans le cadre de l’intrigue, où tout pousse constamment les personnages dans une fuite en avant qui fait tout l’intérêt de la lecture, mais cela rend par exemple le sort d’Ena, jeune veuve qui lie son sort au séducteur de la bande lors de la première étape de leur parcours, et qu’il a déjà complètement oubliée quand on découvre qu’elle a été torturée à mort, d’autant plus insupportable. Seul Karib, celui qui redécouvre ses talents de mage, semble marqué par les aventures qui se sont déjà succédé, lorsque le trio s’éloigne pour d’autres rivages. Le deuxième tome sait se faire attendre, les informations étant parfaitement répartis pour entretenir l’attente : vivement la suite ! 
 
Magali Ségura, Le Prix d’Alaya, Bragelonne :
Une intrigue familiale dans un nouvel univers
 
Il s’agit du premier tome du nouveau cycle de l’auteur française, intitulé L’Eternité, du nom du Don que Naslie, l’Elue des Dieux, a choisi de faire à… la terre elle-même. Cette Terre de Sel ou île du Crabe forme le décor original de ce début : épuisé par la désertification depuis une ancienne malédiction, il revient à la vie après plusieurs années de pluies généreuses quand s’ouvre le roman. Le point de départ est une intrigue familiale, et l’ensemble du texte va pour l’essentiel en suivre les développements, autour d’un trio composé d’un petit garçon débrouillard et de ses parents, séparés avant sa naissance par des circonstances exceptionnelles. Encore très attaché à sa mère, la fameuse Elue, qui cherche à se faire autant que possible oublier, il est ravi quand se présente l’occasion de passer un peu de temps auprès de son père, un guerrier de légende, dont il ignorait jusqu’à l’identité. Son objectif devient bien vite de réconcilier ce couple un peu particulier : il est en effet le produit de l’union normalement impossible de la Magie et de l’Acier, et son existence même menace l’Equilibre qui assure la paix du continent.
On le sent dans ce résumé, la particularité mais aussi la limite du projet tiennent dans le mélange d’éléments de fantasy (l’opposition entre mages et combattants, le méchant très très méchant, et du coup assez chouette dans le genre !), et d’une trame qu’on associe davantage aux magazines de société contemporains, côté « drames du divorce ». La sensibilité féminine de l’auteur constitue à mes yeux un atout – la personnalité du garçonnet est finement campée, nuancée, ses relations à sa mère bien rendues. Reste que le mélange des deux dimensions fonctionne plus ou moins bien selon les passages, et on en vient à souhaiter que les deux protagonistes mettent un peu leurs sentiments de côté pour se concentrer sur leur aventure, qui ne fait guère que s’ébaucher pour le moment. Mais cela sera sans nul doute davantage le cas dans le second volume, qui devrait les souder face à l’adversité, tandis que la nécessité des retours en arrière se fera également davantage oublier : ici, comme Jelis a 9 ans au début –huit ans et demie en fait, c’est important ! – l’auteur doit trouver divers moyens de nous raconter tous les événements qui ont mené à sa naissance, l’année de la Graine d’Eternité. Elle s’en sort de façon très maligne, puisque le petit garçon lui-même intrigue pour obtenir ces réponses tandis que plusieurs personnages secondaires attachants procurent autant d’occasions de revenir sur le passé. Avec un univers aussi riche, et avec un peu plus de tension narrative dans les volumes à venir, voici une nouvelle œuvre française qui s’annonce bien.
 
 
 Ian Banks, Transition, Orbit : 
Ambitieux, un rien obscur…
 
Une fois n’est pas coutume, un roman de SF parmi mes lectures presque exclusivement orientées vers la fantasy : parce que, comme beaucoup, je voue un culte au cycle de La Culture (L’Homme des jeux, Une forme de Guerre…), merveilleusement bien écrit et d’une profondeur inégalée dans sa réflexion sur les limites de la bonne volonté interventionniste des civilisations évoluées ; et parce que, bonus, le motif bien connu des réalités parallèles m’a beaucoup intéressé ces derniers temps. Ah, tous ces mondes possibles, et l’idée de pouvoir visiter l’infinité de versions de nous-mêmes, légèrement ou complètement différentes, que je ne sais quel phénomène physique ne cesse de produire à chaque instant… Dans ce roman, de telles « transitions » sont le privilège de spécialistes et nécessitent un adjuvant chimique, et c’est le tout-puissant Concern qui supervise le tout. Les objectifs de ces interventions échappent à leurs exécutants, et une fois qu’on a commencé à douter, plus rien n’est clair ni stable !
C’est écrit et construit de façon virtuose, on n’en attendait pas moins : différentes voix se succèdent et s’entremêlent, venues de différentes époques, pour nous faire découvrir les possibilités qu’ouvre la transition (des orgasmes multiples au transfert régulier vers un corps plus jeune). Mais le lecteur se retrouve à son tour victime de l’impossibilité à appréhender le tableau dans son ensemble que dénoncent régulièrement les personnages, pris comme eux dans un vertige. On veut bien croire, avec la séduisante Mme Mulverhill, que l’épouvantable Mme d’Ortolan poursuit des objectifs inavouables, mais ces derniers sont expédiés beaucoup trop rapidement à la fin, tandis que le texte se consacre plutôt à dénoncer l’usage de moyens évidemment mauvais au service de quelque but que ce soit, fût-il positif. La dénonciation de la torture est évidente, et donc, en filigrane, des dérives de la politique sécuritaire américaine: les premiers segments attribués au personnage du « tortionnaire » sont presque insoutenables. Adrian, le dealer devenu trader, parce qu’après tout c’est un peu la même chose, est également porteur de cette charge critique. Le fait même de détenir un tel pouvoir est exorbitant, nous diraient encore les membres du Conseil, littéralement hors du monde. Mais que faire alors de l’étrange convalescence du « patient 8262 » : une expiation reproduisant le sort des cobayes de Mme d’Ortolan ? Bref, je suis ressortie de cette lecture, pourtant admirable, avec un sentiment de malaise persistant, et une certaine frustration, face à des personnages finalement délaissés et à une intrigue également sacrifiée aux joies de la déconstruction.
 
 
Anne Besson

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