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Un mois de lecture, Anne Besson - Juillet 2012
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Un mois de lecture, Anne Besson - Juillet 2012

Kristin Cashore, BitterblueOrbit :
Au-delà des apparences
 
Mine de rien, les romans de Kristin Cashore, dont Bitterblue est le troisième volume traduit, après Graceling et Rouge, valent mieux que ne le laissent supposer leurs couvertures hideuses (le photomontage avec halo lumineux dans toute son horreur). Ils méritent qu’on ouvre le livre pour découvrir les illustrations naïves, en noir en blanc, et qu’on dépasse la réticence, naturelle pour qui ne possède pas un cœur particulièrement tendre, face au genre sentimental auquel on rattache spontanément l’auteur à succès. Non seulement, Bitterblue est d’une lecture franchement agréable, mais encore et surtout, c’est l’ensemble, désormais trilogie, qui  gagne en ampleur, à l’image des cartes que l'on trouve dans les premières et dernières pages– au début, les Sept Royaumes, à la fin, un paysage dédoublé de part et d’autre des montagnes de l’Est… entre-temps, le Dells et Pikkia, pays de Rouge, ont été découverts. 
 
Et de la même façon, les intrigues des volumes précédents convergent, les pièces du puzzle se mettent en place de manière intelligente, il se trouve que c’est aussi ce que raconte le roman : comment Bitterblue, la petite reine de Monsea, reconstitue un passé en morceaux et comment elle réussit à voir au-delà des illusions léguées par son monstre de père. Le souvenir de Leck, ce télépathe manipulateur et tyran qui figurait déjà dans les deux premiers volumes, plane sur l’histoire, qui se déroule 8 ans après son meurtre par Po et Katsa, les héros de Graceling. Une réflexion sur la répercussion des traumatismes, la difficulté des individus et des sociétés à dépasser leurs passés douloureux sans toutefois l’enterrer ou le renier, se mêle ainsi au parcours personnel de la jeune reine, d’abord coupée de son peuple, et qui doit ensuite se battre pour accéder à une connaissance dramatiquement occultée, et à sa propre vérité. L’héroïne, dans son mélange de force et de vulnérabilité, apparaît touchante et le plus souvent crédible, même si c’est moins le cas des personnages secondaires, nombreux et assez interchangeables. Il faut ajouter qu’un lecteur ignorant tout des précédents volumes sera sans doute perplexe face à certains développements, pour le moins rapides (la découverte du tunnel vers Dells, la visite de Rouge).  L’occasion de lire tout le cycle ?
 
 
Pierre Grimbert, Les Gardiens de Ji, Les Vénérables, Octobre :
15 ans après…
 
Le Secret de Ji a marqué une vraie date pour l’émergence de la fantasy française : c’était en 1997, ça ne nous rajeunit pas ! Et voici que ce quatrième tome du troisième cycle (ça n’est pas rien…) se présente comme le dernier, la fin des fins : il fallait donc aller y voir de plus près. C’est d’abord un vrai plaisir de retrouver le style de Grimbert, fluide et vivant, portant la lecture vers l’avant. C’est également assez jouissif de retrouver Saat : Saat, l’affreux sorcier, revenu d’entre les morts, littéralement ! Le prologue, d’une vingtaine de pages, fort bien fait, nous retrace son parcours de son propre point de vue, et en profite pour nous remettre à flot dans une intrigue à rebondissements – trois générations d’Héritiers maintenant, tout de même, dont la dernière va s’appliquer à détruire une fois de plus, et pour de bon cette fois l’increvable nécromancien ! Bon, ensuite, trop rapidement, on touche aux limites de l’exercice : des destructions et des reconstructions d’espaces spirituels et de familles de divinités, en veux-tu, en voilà ; des généalogies complexes liant des personnages qu’on n’a guère le temps d’apprendre à connaître sur ce seul volume, et dont certains se révèlent d’ailleurs les réincarnations des dieux disparus ; une intrigue trop linéaire, qui mène à l’affrontement en revisitant certains hauts lieux des autres épisodes. On se dit vraiment que tout cela est rejoué, peut-être une fois de trop. Quand Yan, Léti et les autres réapparaissent pour finir, on ne peut qu’être impressionné par la vigueur conservée par ces ancêtres : ils ont quoi ?, quatre-vingts ans au moins, maintenant… Une retraite bien méritée s’annonce !
 
 
Mark Lawrence, Le Prince écorché, Bragelonne :
Le trône d’épines
 
La rumeur annonçait un choc, une claque : c’est le cas – ce qui implique qu’il faut aimer prendre des claques et encaisser des chocs. Le roman commence très très fort, dans un carnage que commande un monstre de treize ans : notre héros, Jorg, prince en fuite d’Ancrath, devenu chef d’une troupe de mercenaires tous plus pourris et impitoyables les uns que les autres, Jorg dont la volonté sans peur et l’abîme intérieur font reculer les morts qui hantent les marais. Mark Lawrence passe à l’attaque, volontairement : c’est en particulier un des plus précieux mythes de l’innocence que conserve l’Occident contemporain, je veux parler de l’enfance, qui vole ici en éclats, avec le portrait qui suivra du Jorg de neuf ans, déjà possédé par la fureur. On va en fait (bien sûr, forcément) apprendre à connaitre le héros et ses compagnons, à coups de très courts chapitres séparés par des aphorismes cyniques, leçons de la vie parmi les chiens de guerre. Et à force de revenir au traumatisme initial et à sa répercussion (meurtre de sa mère et de son frère sous ses yeux, trahison du père, plus terrifiant que tous), de parcourir l’Empire brisé et sa myriade de petits royaumes et duchés (c’est de la science fantasy, notre monde très longtemps après le cataclysme), on finit bien par s’attacher, un peu, à l’esprit frondeur et détaché, à l’absence de doute et de remords qui aiguillonne Jorg vers un plus haut destin.
Cette noirceur des âmes et des enjeux, ces batailles de chiens où tous les coups sont permis, au réalisme appuyé (la carte nous permet de reconnaître « Lion », « Le Rhyn », « Ken », « Raims »…), troué de spiritualité magique (les pouvoirs des nécromanciens et autres sorciers) : Le Trône de Fer de George R. R. Martin est clairement à l’arrière-plan, et il est sans doute temps de noter, pour qui s’intéresse au genre d’un peu près, à quel point depuis quelques années c’est son modèle qui tend à s’imposer là où celui de Tolkien a régné en maître si longtemps. Moins héroïque et moins moral, il annonce des romans plus boueux, plus épineux, ayant faites leurs les dures leçons du polar contemporain sur la nature de l’âme humaine, et celles du roman historique sur le vrai visage de la guerre – et au-dessus de tout cela, portés par un goût du récit qui justifie à lui seul que, loin de reposer le livre, dégoûté par cet amas d’atrocités, on se surprenne à ne pas le lâcher, et à en demander encore… Le Prince écorché en est un excellent exemple.
 
 
Michael Grant, Bzrk, Gallimard Jeunesse (à paraître en septembre)
Le thriller dans la peau 
 
Un vieux Joe Dante (L’Aventure intérieure) se proposait déjà de nous faire découvrir ce à quoi ressemblent le corps humain et ses habitants pour peu d’être à la même échelle, minuscules. Bzrk se présente également comme un voyage au cœur du « nano », mais là où le film miniaturisait l’équipage et les suivait « à l’intérieur », le roman propose constamment un double point de vue, puisque les machines ou les organismes infiniment petits sont cette fois pilotés, de l’extérieur, par des experts qui restent aux prises avec les aléas du « macro », c’est-à-dire du monde à taille humaine. 
Michael Grant, auteur de la série pour adolescents Gone (tout à coup, les adultes disparaissent), s’y connaît en pitch et en hameçonnage de lecteurs : ici, sans que nous le sachions, les nanotechnologies sont déjà exploitées par deux groupes rivaux (libertophobes visant la conscience de ruche contre valeureux libéraux défendant l’inaliénable droit à l’erreur), et curieusement, surtout à fin de manipulation mentale. Vous vous souvenez, toutes ses scènes de film ou de roman où un personnage devient fou en croyant que des insectes lui courent sous la peau : eh bien cette fois c’est bel et bien le cas, sauf que les victimes ne peuvent sentir les envahisseurs avant qu’ils n’aient pris le contrôle de leur cerveau. Le roman commence par deux scènes très fortes, à l’ambiance cinématographique en diable – une adaptation en vue, qui sait ? : l’une dans un hôpital psychiatrique, l’autre à bord d’un avion privé. Elles nous introduisent par la bande le futur couple de héros, Noah et Sadie, bientôt rebaptisés Keats et Plath quand ils se retrouvent embarqués, aux côtés des « gentils » (enfin, on suppose…), dans un combat de la dernière chance pour empêcher l’infiltration nanotechnologique des dirigeants des plus grands pays du monde.
Efficace et parfois haletant, le roman pèche toutefois par un certain nombre d’invraisemblances criantes : comment Sadie, héritière menacée, peut-elle se retrouver de nuit dans la rue à suivre un inconnu, échappant à un service de sécurité particulièrement défaillant ? Pourquoi les deux camps ne piratent-ils pas leurs technologies respectives – nanobots contre biobots, ces derniers étant plus performants mais en dangereuse osmose avec leurs pilotes, qui deviennent fous s’ils les perdent ? Pourquoi, surtout, ne les utilisent-ils que sur des corps et pas, que sais-je, pour des révolutions technologiques qui assureraient aussi un bon contrôle de la planète ? On n’est pas censés se poser ces questions (c’est un page turner, pas un roman de SF), donc on pourrait à la limite fermer les yeux. En revanche, l’exploration intérieure elle-même, qui pour le coup nous est plusieurs fois « survendue » depuis l’intérieur du livre, ne convainc guère : le top absolu du jeu vidéo, peut-être, mais ça fait une belle jambe au lecteur (des applis ludiques à venir – sans doute !) ; des merveilles ignorées, peut-être, mais comme les bots utilisent toujours les mêmes orifices pour pénétrer le cerveau, avec une nette préférence pour l’œil, on tourne en fait assez vite en rond. Le nez nous a pour l’heure été épargné, et c’est heureux car c’est loin d’être ragoutant tout cela : berzerk, berk ? Les courts paragraphes oscillant entre mises au point « nano » et « macro » (que se passe-t-il sur les champs de bataille intérieurs et extérieurs ?) évoquent un montage alterné particulièrement haché, et dans la longue scène finale, qui se déroule en bonne partie dans une benne à ordures, ça donne aussi un peu la nausée…  
 
Anne Besson

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