Douglas Hulick, Princes de la Pègre, L’Atalante

Après un mois de vacances à avaler près de deux milles pages de George R. R. Martin (j’ai voulu relire
A Feast for Crows avant
A Dance with Dragons…),
Princes de la Pègre de Douglas Hulick (L’Atalante) m’a paru, comment dire..., un peu léger ! Près de 500 pages pourtant d’une intrigue très touffue, racontée à la première personne par Drothe, « nez » (c’est-à-dire, spécialiste du recueil et de la manipulation d’informations) pour Nicco, un des grands patrons de la pègre d’Ildrecca. En cherchant à récupérer une relique dont il fait le trafic, Drothe met les pieds à son insu dans une affaire qui le dépasse – on peut même dire qu’il saute à pieds joints dans un conflit qui oppose, non seulement Nicco et son grand rival Kells, mais derrière eux, deux « Princes gris » (les grands organisateurs, quasi mythiques, du monde des malfaiteurs), mais aussi la confrérie des guerriers Dégane, et les mages, au nom de visions divergentes quant au futur de l’Empire.
Le récit est donc très dense, parfois un peu difficile à suivre – les coups de théâtre se succèdent, que je ne déflorerai pas ici : disons simplement que les choses se compliquent, encore et encore pour Drothe qui risque son job, puis sa vie, puis celle de ses proches, Bronze Dégane et Christina. Les caractéristiques de l’Empire, et de la Pègre qui en forme l’envers sont données par petites touches et le tableau d’ensemble demande également un peu de temps pour être perçu clairement. Pourquoi en parler alors comme d’un roman « un peu léger » ? Je ne veux pas minimiser le plaisir réel pris à cette lecture : si comme moi vous trépignez d’impatience dans l’attente du prochain Scott Lynch (Locke Lamora et ses salauds gentilshommes…), si vous gardez un souvenir ébloui de Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski (Benvenuto Gesufal et les chuchoteurs de Ciudalia…), vous ne pourrez qu’être séduit par le projet similaire qui se déploie ici : Mafia, magie et Renaissance. Mais justement, le premier volume de Hulick souffre un peu de la comparaison – par exemple, l’effort pour reconstituer une langue des bas-fonds, point fort de Jaworski, est quasiment inexistant ici, et la virtuosité de Lynch, dans la conduite de l’intrigue et l’art de dresser en quelques lignes des personnages attachants, est bien loin. Enfin, après une forte dose de George Martin (prisme un peu déformant dans l’autre sens, c’est vrai !), on ne peut qu’être frappé par l’extrême bonté dont font preuve ces gredins. Drothe, outre qu’il semble à peu près invulnérable (il se traîne, blessé ou empoisonné, il n’arrive jamais à dormir, mais rien de tout cela ne l’affecte vraiment), est un être profondément altruiste – et non seulement il n’en meurt pas, mais c’est ce qui lui vaut de sortir vainqueur d’un conflit majeur entre bandes de la Pègre. Tous les personnages ou presque ont le sens de l’honneur chevillé au corps, les rares traîtres sont conspués… Une vision de l’humanité certes bien sympathique, mais peut-être en léger décalage avec le milieu ultraviolent et amoral que le roman est censé dépeindre…
Connie Willis, Black-Out (Blitz, vol. 1), Bragelonne
Black-Out de Connie Willis (Bragelonne) m’a également un peu laissé sur ma faim. La grande romancière américaine poursuit ici son œuvre, assez inclassable, sur le voyage temporel : on pourrait la qualifier de façon un peu paradoxale comme de la « SF historique », recette qui intègre peu d’éléments scientifiques (notamment dans ce volume, où ce qui concerne les modalités de déplacement des Historiens du futur, des portails en gros !, n’est absolument pas détaillé) et beaucoup d’immersion dans le passé revécu au quotidien. Dans
Le Grand Livre, précédent roman de Willis (en poche chez J’ai Lu), c’était la Peste Noire au XIVe siècle, cette fois c’est la Seconde Guerre mondiale vue d’Angleterre : attention, il faut avoir un minimum de goût pour les détails historiques pour se laisser prendre à ce roman. Enfin, n’oublions pas l’ingrédient principal, l’humour, qui faisait toute la saveur du génial
Sans parler du chien (également en poche chez J’ai Lu) et qui ici se fait plus discret, à quelques belles exceptions près tout de même : les enfants terribles dont Mérope/Eileen se retrouve à s’occuper dans le cadre de son étude sur les petits Londoniens évacués à la campagne, le vieux soulard intrépide qui entraîne Michael vers Dunkerque. L’existence de Polly à Londres au cœur du Blitz est en revanche plus systématiquement pathétique, vu l’angoisse que font peser les bombardements incessants.
On suit donc en alternance les parcours de ces trois jeunes gens venus du futur, et tout l’enjeu du roman est de réussir à les faire converger. Il y a un certain plaisir à suivre cet exercice de pure virtuosité, presque métronomique – les trois personnages, qui n’ont pas atterri au même moment mais se retrouvent tous coincés dans le passé pour des raisons mystérieuses, se rapprochent, se croisent, se ratent –, mais qui engendre aussi un peu d’agacement : quand vont-ils finir par se retrouver, et que se passe-t-il au juste ? On sent bien que certains personnages secondaires qui croisent leur route sont là incognito pour les réorienter, mais dans quel but ? L’histoire est-elle en train de dérailler ? Sachez qu’on n’a pas le moindre début de réponse à la fin de ce volume…
Et d’Avalon à Camelot¸ anthologie dirigée par Lucie Chenu, Terre de Brume « Grande Bibliothèque arthurienne ».

Aucune déception à craindre en revanche avec
Et D’Avalon à Camelot, anthologie de dix nouvelles « arthuriennes » dirigée par une des meilleures spécialistes françaises de ce genre d’exercice, Lucie Chenu, déjà à la tête d’un premier volume sur le même principe,
De Brocéliande en Avalon (chez Terre de Brume également). La palette de styles et de genres représentés est en effet assez riche pour satisfaire chacun ! Le plaisir tient justement dans cette esthétique de la variante, partagée par la forme du recueil de nouvelles à thème imposé et par la matière arthurienne elle-même, qui dès ses premières expressions littéraires au Moyen Âge se saisissait de chroniques plus anciennes, et se déployait en diverses versions, reprises, embranchements et continuations. Le genre « néo-arthurien » ayant été énormément illustré depuis le XIXe siècle anglais, il y a une sorte de prouesse pour les auteurs à s’y attaquer et à mettre encore au jour des options nouvelles, des hypothèses sur un mystère, des regards sur un personnage, des croisements inédits. De ce point de vue, l’ouvrage, constamment original, est une vraie réussite. Après, libre à chacun d’établir sa hiérarchie : j’avoue aimer davantage les nouvelles qui préservent un cadre médiéval (« Ce que chuchotait l’eau », d’Anne Fakhouri, d’une belle finesse psychologique un peu cruelle, et « Une légende est née » de Nicolas Cluzeau, qui m’a évoqué
La Tapisserie de Fionavar de Kay, pour l’animisme et la liberté à conquérir sur les destins tout tracés). Et un peu moins celles qui font le pari du futur (« Voyage sans retour » de Rémy Gallart) ou de la survivance des personnages dans le présent – si Dean Whitlock, traduit par Lucie Chenu (« Le Sacre du Nouvel An »), s’en tire par son incroyable inventivité, et Léonor Lara (« Décharmé peut-être ») par la beauté de sa plume, le « Trick or Treat » de Yael Assia est le récit qui m’a le moins convaincu, en raison du côté un peu démonstratif de son parallèle. Séduisant, « Fata Morgana » de Sara Doke, comme « Décharmé » d’ailleurs, mériterait peut-être qu’on en prolonge la belle idée. Côté « prouesses », Estelle Valls de Gomis orchestre, dans « L’Histoire du Haut-Portail », un combat entre Gauvain et un vampire autour d’une muse préraphaélite (et c’est réussi !), tandis que Luvan imagine qu’il n’y a jamais eu qu’un seul « Chevalier noir » et quelle en était l’identité (et bon, ça me semble assez tiré par les cheveux…).
Mais comme je le disais pour commencer, rien de tel qu’une anthologie pour découvrir des auteurs et faire le plein de merveilleuses histoires : une initiative à encourager !
Anne Besson