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Un mois de lecture, Anne Besson - Novembre 2012
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Un mois de lecture, Anne Besson - Novembre 2012

Brandon Sanderson, Warbreaker, Orbit
 
Un bien beau Brandon Sanderson tout d’abord : Warbreaker est un roman aux proportions impressionnantes, un one-shot qui peut ouvrir sur des continuations (deux des personnages s’éloignant vers de nouvelles aventures dans l’épilogue). En 500 pages très denses, le petit génie américain, qui m’avait un peu perdu avec le cycle Fils des Brumes, démontre à nouveau sa capacité à mener de front une intrigue passionnante, pleine de rebondissements, et la présentation convaincante et précise d’un monde très original. On part du petit royaume montagnard et austère d’Idriss à la suite des héroïnes, deux sœurs que tout oppose, Vivenna l’héritière qui contrôle parfaitement ses émotions, et l’insouciante Siri éprise de liberté. Quand le roi leur père décide d’envoyer Siri à la place de Vivenna honorer un traité ancien en épousant le mythique Dieu-Roi de la puissance rivale Hallandren, tout bascule – ce qu’on va découvrir est en effet aux antipodes de ce point de départ, dans un principe de renouvellement permanent qui fait la grande force de l’ouvrage. On va de surprise en surprise, jusqu’à un dénouement un peu précipité peut-être. Le dénuement volontaire d’Idriss s’oppose à l’opulence exubérante d’Hallandren, où les Dieux sont des êtres vivants, rappelés après leur mort, investis de plus de Souffle biochromatique que les humains. Le système de magie est très travaillé, comme toujours chez Sanderson, autour de ces deux idées du Souffle (qui confère en quelque sorte plus de vie, un « Éveil » supplémentaire), et des Couleurs (seul le Dieu-Roi atteint le pouvoir de décomposition prismatique) – on pense d’ailleurs à deux bons romans de l’an dernier, la Chronique du Soupir de Mathieu Gaborit, et Le Prisme Noir de Brent Weeks ! Quant aux deux jeunes femmes, elles vont révéler des ressources insoupçonnées, évoluant profondément par rapport à leurs personnalités de départ : Siri enfermée dans un palais somptueux, cherchant à déjouer un complot à la cour des Dieux, Vivenna aux prises avec les dangers de la rue, alliée à une troupe de mercenaires très bien campés. Mention spéciale également à Chanteflamme le Hardi, Dieu à la recherche de lui-même, qui ne se départit jamais de son humour cynique. 
Il est difficile de donner une idée complète de la richesse de l’ouvrage sans en dévoiler trop non plus sur les retournements de situations : lecture conseillée en tout cas, sans doute le meilleur roman traduit depuis la rentrée.
 
 
Gérard Lefondeur, Légendes, Terre de Brume
 
Légendes de Gérard Lefondeur (Terre de Brume), assez loin de ce niveau, mêle le thriller ésotérique à la Da Vinci Code et le fantastique traditionnel : depuis le XIVe siècle, une famille bretonne, les Kardec, protège le secret que les Templiers partagèrent avec la secte des Assassins, le but réel des croisades – un Pacte régentant les liens entre le monde humain et l’Autre monde, celui des nos contes et légendes qui en réalité existent bel et bien, un Pacte qui nous protège de leurs dangers en tenant fermées les portes qui nous en séparent. Mais Jean Kardec a réveillé les forces endormies : il l’a payé de sa vie et c’est à son héritier Yann, qui découvre l’existence de ces créatures et son rôle décisif de Sentinelle, de retrouver la Clé que son père a seulement pu dissimuler avant de mourir. Le roman a pour lui d’être construit comme un page turner : des chapitres très courts, de deux-trois pages en général, nous promènent de façon maligne d’époque en époque, à la suite de différentes générations de Kardec, nous attachent provisoirement aux pas d’autres personnages, proposent plusieurs confrontations spectaculaires avec des créatures de l’au-delà. L’effet est très cinématographique, comme un montage alterné qui élargit notre perspective sur l’histoire. Reste que celle-ci manque du minimum d’originalité pour nous tenir vraiment en haleine : l’auteur peut bien citer ses références pour les tenir à distance (« on n’est pas dans un Indiana Jones »), les précédents sont tellement nombreux qu’ils encombrent un peu la fluidité de l’ensemble. Attendons tout de même la suite, puisque la nature de la faute de Jean n’est pas encore bien claire et que les choses pourraient se révéler plus complexes qu’il n’y parait dans ce premier volume.
 
 
Fragments d’une fantasy antique, anthologie dirigée par David K. Nouvel, Mnémos
 
Fragments d’une fantasy antique (anthologie dirigée par David K. Nouvel, Mnémos) propose, comme l’indique son sous-titre, à « Neuf écrivains » français, d’« explore(r) l’Antiquité comme source de la Fantasy ». L’entreprise consiste à mettre en avant cette référence gréco-latine qui a pris beaucoup d’importance dans les corpus de littérature de l’imaginaire cette dernière décennie, et qu’ont fait découvrir au plus grand public des succès cinématographiques comme l’adaptation de Percy Jackson ou Le Choc des Titans.  Un colloque universitaire sur le même sujet s’est tenu au printemps 2012 ; organisé également par David Nouvel avec Mélanie Bost-Fievet, Perrine Galland et Sandra Provini,  il a fait lui aussi la part belle aux créateurs, réunis en plusieurs tables rondes pour échanger sur les divers réinvestissements de l’histoire et de la mythologie antiques dans leurs écrits. L’anthologie a été publiée à cette occasion, et une telle manifestation de convergence entre la recherche académique et la création fictionnelle vaut vraiment d’être saluée comme un signe fort d’un rapprochement entre les deux « mondes » en très bonne voie aujourd’hui en France. L’introduction de l’anthologiste, lui-même latiniste de formation, revient sur cette démarche pour faire de l’imaginaire une sorte de refuge pour des savoirs classiques en voie de disparition dans le système scolaire et universitaire – un peu comme cela a été le cas pour le Moyen Âge, l’engouement pour la fantasy pourra-t-elle « sauver » hellénistes et latinistes ? En attendant, on peut observer le résultat de l’innutrition inverse, dans les nouvelles proposées. La nouvelle de Fabien Clavel, toute fascinante qu’elle soit, car elle se propose d’écrire le début perdu d’un texte mythique, Le Satyricon de Pétrone, court le risque de n’intéresser vraiment que les seuls spécialistes : c’est une sorte de prequel, alors si on ne connaît pas la suite… Les huit autres contributions ont opéré un choix tranché : soit la référence mythologique est mise à distance et traitée avec une distance humoristique, soit au contraire sa violence archaïque originelle est mise au premier plan, comme en un retour à des sources sanglantes. En l'occurrence, j’ai pris plus de plaisir aux lectures du premier type : la nouvelle de Jeanne-A. Debats sur une Electre d’aujourd’hui, névrosée et tendre, celle de Sylvie Miller et Philippe Ward envoyant leur « détective des dieux » et son efficace assistante à Pompéi pour cause d’extension du culte d’Isis, celle enfin de Lionel Davoust, où la magicienne Circé présente ses transformations d’hommes en porcs comme une solution d’avenir contre la faim dans le monde ! La courte nouvelle de Rachel Tanner sur le Sphinx, celle de Romain Aspe sur Icare dans le Labyrinthe, celle surtout de son habituel complice Nicolas Delong, à la noirceur assumée ponctuée de sacrifices, m’ont semblé moins pertinentes, mais c’est sans doute un effet de ce que chacun met dans son image mentale de l’Antiquité – la mienne est plutôt ensoleillée, soleil et vigne, nature animée. « A couteau », la nouvelle de Nathalie Dau qui clôt le recueil, illustre parfaitement le basculement qui semble se produire, dans l’imaginaire des auteurs de l’anthologie, entre ce premier héritage – dans la nouvelle, l’Apollon solaire, le bel amant sous les pommiers –, et une horreur pulsionnelle qu’il ne ferait que recouvrir – ces Dieux qui en effet ne cessent de poursuivre des mortels et de leur faire subir viols, métamorphoses ou tueries…
 
 
Et aussi :
Gail Carriger, Sans Cœur, une aventure d’Alexia Tarabotti, Orbit 
Gabriel Katz, Le Puits des Mémoires t. 2, Le Fils de la Lune, Scrinéo 
 
Enfin, n’oublions pas les bons cycles en cours : Alexia Tarabotti, l’héroïne pseudo-victorienne des volumes du « Protectorat de l’Ombrelle » de Gail Carriger, délicieux croisement entre Jane Austen et Buffy contre les Vampires, attaque, c’est le cas de le dire, sa quatrième aventure avec Sans Cœur (chez Orbit). Enceinte jusqu’aux dents de son loup-garou de mari, l’héroïne, que son absence d’âme dote d’un savoureux pragmatisme à toute épreuve, se retrouve à enquêter sur un complot visant la Reine depuis le dressing du dandy vampire Lord Akeldama, entre deux dirigeables et machines infernales…
Le trio amnésique du Puits des mémoires, roman de Gabriel Katz que je vous avais signalé à sa sortie, revient dans un second volume chez Scrinéo, Le Fils de la Lune, et la très bonne opinion que je m’en étais faite se confirme : Nils, Karib et Olen ont gagné le royaume de Woltan, où la recherche de leurs identités, et de ce qui a pu leur valoir de subir le sort d’effacement mémoriel, réserve bien des surprises. Les qualités d’écriture et de construction du premier volume sont toujours là ; dans la deuxième partie de cet épisode, on abandonne un peu la poursuite haletante façon Les Fugitifs, mais la façon dont nos héros réagissent à ce qu’ils découvrent relance largement l’intérêt : puisqu’ils détestent ce qu’ils étaient, comme vont-ils se sortir de ce nouveau traquenard ?
 
 
Anne Besson

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