Porcelaine d’Estelle Faye (Les Moutons électriques) : délicatesse et métamorphoses
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Ça fait à la limite un peu trop, une péripétie de moins ne laisserait pas vraiment de vide ! Je retrouve dans ce roman très abouti ce qui m’avait déjà rendu perplexe à la lecture du précédent ouvrage d’Estelle Faye, que j’avais déjà apprécié, La Dernière Lame (Le Pré aux Clercs : voir chronique de décembre 2012) : une conception presque baroque de l’identité comme métamorphisme permanent, ce que l’amour de l’auteur pour les personnages d’artistes, tout d’apparence et de rôle, tend à justifier et à accentuer. Mais on ne sait guère qui ils sont au final, et c’est un peu gênant : à force de transformations radicales, et faute manifestement d’intérêt pour une psychologie unifiée (il est vrai que les personnages de légende, là encore, ne sont guère fouillés de ce point de vue), on ne comprend par exemple pas du tout ce qui motive Xiao Chen à épouser Li Mei, ou pourquoi au juste Brume de Rivière devient si malfaisante, alors qu’elle pourrait aussi bien être reconnaissante de son sauvetage. Et on se demande vaguement ce qu’elles lui trouvent toutes, à ce garçon… Les siècles qui passent ne rendent pas les personnages plus sages ou même plus mûrs, bien au contraire ! Ils semblent passer comme dans un rêve, littéralement. Il y a un vrai charme onirique à cela, mais il faut accepter de se laisser porter en laissant sa raison de côté.

Avec ce roman qui revendique le parrainage de Howard et de ses héros « bruts », on se situe clairement à peu près à l’autre extrême du genre par rapport à Estelle Faye : mais c’est ça aussi qu’on aime dans la fantasy ! Nous voilà donc dans un autre espace-temps au séduisant exotisme, l’Afrique arabe au temps de la présence des Francs à Jérusalem, vue pour une fois du point de vue des musulmans. On suit l’Émir du Couteau, tueur expert au service de la puissante secte secrète des Assassins, détenteur d’une mystérieuse lame maudite, abritant un esprit avide de vengeance. Sa mission : se rapprocher du jeune calife du Caire Rachid al-Hasan, isolé et affaibli, pour établir une alliance de leurs forces, dans un contexte régional, comment dire, complexe… Il faut s’accrocher un peu en effet pour suivre les méandres de la situation géopolitique (une branche dissidente des Assassins, deux armées différentes visant Le Caire, des alliances à géométrie variable), mais elles viennent apporter un peu de subtilité, bienvenue, à une intrigue principale un poil convenue : la vieille histoire du vizir qui veut devenir calife à la place du calife… Sans compter que notre héros, Assad (« le lion »), parvient étrangement facilement à s’introduire au palais, alors même que les intermédiaires tombent comme des mouches pour assurer la difficile transmission des informations vitales d’un camp à l’autre. C’est dense, sans temps morts et même sans ellipses : on suit le moindre déplacement du moindre personnage, au point de devenir familier avec le plan des rues du Caire ! Une écriture puissante, un héros impitoyable, un nécromancien très très méchant, autant de points positifs pour la suite des aventures qui ne saurait tarder, et qui compensent largement un certain manque de fluidité de la narration.

jolie surprise que ce premier roman pour la jeunesse de Ransom Riggs, à la présentation soignée, conçu autour d’une collection de photos anciennes, montages maladroits et troublants de freaks et autres phénomènes surnaturels, reproduites en pleines pages au fil de la narration qui les évoque. Ce parti-pris d’un surnaturel « vieillot », volontairement suranné, renouvelle en fait la plus-que-traditionnelle histoire du garçon qui se découvre l’héritier de pouvoirs : ici Jacob Portman, qui a eu tort de cesser de croire aux histoires abracadabrantes de son grand-père, et de penser qu’elles n’étaient qu’une façon de survivre au traumatisme du génocide juif. Lui-même franchement secoué par les circonstances du décès du vieil homme, Jacob, qui raconte l’histoire à la première personne, enquête sur les maigres indices qu’il lui a légués. Il part alors pour une mystérieuse île galloise, où il accède à une autre dimension du temps : celle où vivent, répétant pour l’éternité la même journée ensoleillée, Miss Pérégrine la femme-faucon et ses petits pensionnaires « particuliers ». Très fin dans la progression de ses personnages ou la peinture en petites touches des relations familiales, le roman recèle de vrais moments de magie (la charmante Emma, l’homme du marais…). Il nous invite à ne pas oublier, dans nos greniers, les vieilles photos en noir et blanc, à chérir le passé, à rêver sur le temps qui passe.

Nouvel opus dans un sous-genre très pratiqué ces dernières années en BD, l’histoire de vikings, plus ou moins directement inspirée par les légendes norroises (en l’occurrence l’Edda du Serpent-Monde, qui se mêle au souvenir du Moby Dick de Melville). Mais une bonne cuvée de ce tonneau-là ! Une histoire de survie, après l’hécatombe du premier tome et alors que le monstre marin, bien sûr, n’a pas succombé au combat titanesque. Asgard « Pied de Fer » et ses deux compagnes vont traverser les paysages, les neiges et les épreuves lors d’un voyage très rythmé, et j’ai pris plaisir à les accompagner, confortée par l’approfondissement très intéressant du personnage principal et par le réalisme classique et expressif des dessins de Meyer (il a par exemple illustré un XIII).
Anne Besson