
Comme beaucoup sans doute, je n’ai découvert l’univers de Griaule, pourtant développé dans des nouvelles par Lucius Shepard dès 1984, qu’il y a deux ans seulement, à l’occasion de la parution des différents récits sur le dragon en sommeil et la ville qui se développe dans l’ombre de son corps titanesque, dans le superbe volume Le Dragon Griaule, lauréat du Prix Imaginales catégorie « nouvelle » en 2012 – Nicolas Fructus étant également nominé pour sa couverture à couper le souffle. On retrouve la même équipe, où il faut aussi saluer le travail du traducteur, Jean-Daniel Brèque, au rôle tellement décisif pour l’œuvre qu’il donne son nom (ça fait bizarre !) à un des personnages principaux, homme de l’ombre puis maître politique de la cité, dans ce premier roman de Griaule, dont la France a eu la primeur mondiale.
C’est un ouvrage magnifique quoique puissamment déroutant, tant pour l’amateur de fantasy qui y retrouvera bien peu ses codes familiers, que pour son propre lecteur, sans cesse désorienté dans les attentes qu’il venait de former. En effet le roman, qui se déroule pour une bonne part sur la même période que « L’Homme qui peignit le Dragon Griaule » (Méric Cattanay apparait) est en perpétuelle métamorphose, à l’image de son héros, Richard Rosacher, qu’on suit de ses 26 ans à sa grande vieillesse : jeune et beau, puis chauve et balafré, puis entièrement défiguré, puis miraculeusement guéri et semble-t-il immortel… Rosacher, étudiant en médecine en rupture en ban, se voit au début de son périple injecter une forte dose de sang du Dragon Griaule, qu’il comptait étudier. Il se trouve que c’est une drogue merveilleuse, qui fait voir la vie plus belle, et dont le trafic bouleverse son destin comme celui de la ville de Teocinte – mais c’est aussi un peu plus que cela pour Rosacher, littéralement habité par une puissante altérité ; et ce n’est que la première étape de nombreuses phases presque autonomes, séparées par de longues ellipses dont Rosacher, qui s’en éveille chaque fois amnésique, est aussi incapable que nous de reconstituer le contenu exact. Voici comment on se prend à errer entre un bordel et un temple, une ville et une jungle, la passion et la religion, un monstre et un autre monstre, aux côtés d’un héros qu’on suit de très près et qui pourtant ne cesse de nous échapper.
Justine Niogret revient au Moyen Âge, dont elle avait fixé dans Chien du Heaume et sa suite, Mordre le bouclier, une image singulière, poétique et brutale, en venant cette fois ajouter sa pierre à un des plus vastes édifices mythico-littéraires de notre histoire, la légende arthurienne. Ne pas s’attendre cependant de sa part à une variante de plus sur la saga chevaleresque, sa magie et ses merveilles : Mordred, son enfance auprès de sa mère Morgane, son apprentissage et sa vie d’adulte auprès de son oncle Arthur, voilà tout, même si ce n’est pas rien. L’originalité de l’approche ne s’arrête pas là, car s’il y a déjà eu plusieurs entreprises de réhabilitation de Mordred, le méchant ultime, bâtard, traître et meurtrier, chez les auteurs anglo-saxons, ceux-ci lui inventaient une psychologie expliquant ses méfaits jusqu’à les justifier, suscitant notre empathie. Le Mordred de Justine Niogret n’a, lui, tout simplement rien à se reprocher, son aura de Juste ressortant d’autant plus par contraste avec un affreux personnage inventé, Pôlik. Seul le prologue, qui rappelle l’idée assez atroce que le Moyen Âge se faisait de la justice et du rire, nous permet de saisir comment, peut-être, Mordred en est venu à occuper le rôle que nous lui connaissons, repoussoir et faire-valoir d’un Arthur solaire, alors que le roman nous montre le jeune homme se sacrifiant, pour que vive la légende, avant que son héros ne s’abîme.
C’est essentiellement un texte sur la douleur et la maladie, la torture de la déchéance du corps (Mordred beaucoup, Arthur aussi) et, non, ça n’est pas gai du tout. C’est même assez dur de traverser ces 160 pages, d’un réalisme sec jusqu’à l’os – voir le traitement du combat contre le monstre, ou les hallucinantes scènes de bataille. Il est heureusement comme troué, à intervalles réguliers, par de lumineuses échappées dans l’enfance, à la beauté onirique : ce sont, justement, les rêves de Mordred, qui nous permettent ainsi de quitter avec lui son lit de douleur. À titre personnel, ce n’est pas vraiment le genre d’expériences que je recherche quand je lis, mais je ne peux qu’admirer la puissance suggestive de cette prose au style magnifique.

Dans la course récente à « qui sera le George Martin français ? » - où Olivier Péru est également bien placé (voir ma chronique de Martyrs), Pierre Pevel a de très sérieux atouts à faire valoir. J’ai dévoré ce Chevalier, gros volume à l’intrigue hyper-copieuse et aux rebondissements permanents – jusqu’à la fin, les cinq dernières pages étant assez démentes de ce point de vue ! Au départ, quand Lorn Askarian revient, désormais marqué par l’Obscure, de la prison où il a injustement croupi plusieurs années, j’ai un peu tiqué sur des échos très directs du Trône de Fer, pas du tout dissimulés : la reine Célyane, belle mais vieillisante, ambitieuse et sûre de sa finesse supérieure, qui gouverne sans son mari, n’écoutant personne, et que le peuple déteste, c’est Cerseï ! Et son ministre Estéveris, chauve et gras, onctueux maître des espions, c’est Varys ! ça, plus des dragons presque disparus aux descendants humains, ou même le blason, tête de loup et épées noires, qui orne la couverture signée Didier Graffet, je craignais que ça ne fasse beaucoup.
Et puis… Pierre Pevel se met à faire du Pierre Pevel, et ça décolle vraiment ! J’ai particulièrement aimé la seconde moitié de l’ouvrage, quand Lorn remet sur pied la légendaire Garde d’Onyx, avec quelques fidèles, dans une tour qui menace ruine, puis mène la résistance impossible de la forteresse d’Angborn face aux forces de l’Yrgaärd : on est là dans la truculence et la prouesse, dans la grandeur virevoltante du feuilleton, dans la peinture aussi d’une camaraderie virile où Pevel excelle. C’était celle des Mousquetaires, et je dois dire que je préfère Lorn dans ce registre héroïque et léger que lorsqu’il se débat avec ses démons intérieurs, un peu moins convaincant, un peu plus convenu.
Anne Besson