- le  
Un mois de lecture, Anne Besson - Novembre 2013
Commenter

Un mois de lecture, Anne Besson - Novembre 2013

Antoine Rouaud, La Voie de la colère. Le Livre et l’Epée tome 1 (Bragelonne) 

Ingénieux et maîtrisé
Alors, que vaut-il, ce fameux roman dont on entend parler depuis des mois et qui bénéficie d’un lancement international, une première pour un auteur français de fantasy, et a fortiori pour un premier roman ? Depuis le temps que je serine que la production française rattrape son retard au point de faire jeu égal avec les grands modèles anglophones, en voilà un bel exemple supplémentaire. Une fantasy très référencée, à la fois très respectueuse des codes, comme peut le souhaiter tout lecteur passionné (épée magique, assassin masqué, apprentissage des armes et de la magie, combat contre le dragon) et se les appropriant de façon décalée, comme peut le souhaiter tout lecteur un peu habitué au genre – rien, dans ce roman, n’étant tout à fait ce qu’il y parait d’abord. 
 
Ceci posé, qui est déjà énorme, cette lecture ne m’a pas véritablement emportée. D’abord, il faut en passer par près de 200 pages vraiment classiques – comment le légendaire général de l’Empire déchu, Dun-Cadal Daermon, en vient à raconter sa relation filiale avec l’orphelin Grenouille, qui voulait devenir le meilleur Chevalier du monde – avant qu’un twist ne vienne relancer l’intérêt et faire « relire » l’histoire, comme dans ces films où l’on est amené à revoir les mêmes scènes autrement, en fonction du point de vue des personnages qui les vivent. Ça vaut le coup de s’accrocher jusque-là, car le jeu de miroirs est vraiment ingénieusement combiné. Seulement, second problème, non seulement on a deux fois la même histoire, pile et face, mais dans chacune des parties, le récit du présent (sous la République endeuillée par de mystérieux assassinats, la déchéance de Dun-Cadal face à l’historienne Viola,) chemine lentement, entrecoupé de flashbacks d’abord omniprésents (le passé impérial, depuis la désastreuse campagne des Salines), et quelque peu miné par l’absence de repères (géographiques et temporels – combien de temps entre l’avant et l’après ?). La découverte des enjeux se fait donc de façon très progressive. Cela devrait nous permettre de mieux découvrir les personnages, mais à mon goût le travail sur la nuance et l’ambivalence ne les rend juste guère sympathiques, et c’est par leur aveuglement et leur égoïsme qu’ils frappent (la palme aux histoires d’amour !). Chacun enfermé dans sa vision du monde, comme l’indique, comme le veut, la construction du récit… mais c’est dommage qu’une si bonne idée se paye  si chère.
 
Miles Cameron, Le Chevalier Rouge, Renégat tome 1 (Bragelonne)

Une expérience neuve de l’Histoire

Je recommande vivement cet énorme roman (plus de 800 pages très denses), qui conte, dans un Haut Moyen Âge parallèle combinant histoire et magie, un affrontement d’ampleur entre les forces du Monde Sauvage et la troupe de mercenaires mené par un jeune Capitaine, le mystérieux Chevalier Rouge, autour de l’abbaye de Lissen Carak et des pouvoirs qu’elle recèle. L’auteur, historien de formation et de goût, pratique la reconstitution en semi-professionnel, et cela se sent : le livre parvient à rendre compte de quelque chose comme une expérience du combat médiéval, et à nous faire partager un peu des sensations et des mentalités de l’époque. C’est une nouvelle voie prometteuse (celle qu’empruntait aussi le très réussi Livre de Cendres de Mary Gentle) pour la présence du Moyen Âge en fantasy, que cet accent mis sur la dimension expérientielle : porter une armure, c’est comment ? se battre contre une vouivre, ça fait quoi ? prier ou ne pas prier, qu’est-ce que ça change ? Ce parti-pris se combine à une construction chorale extrêmement ambitieuse – des dizaines de personnages se partagent la conduite du récit, parfois pour quelques pages, plus souvent pour des apparitions récurrentes qui permettent de déployer un vaste spectre de situations, lieux, projets, attitudes. Certes, cela ralentit la mise en place et n’est pas sans poser quelques problèmes de suivi (de vrais moments de perplexité face à un nom de personnage dont on ne sait plus trop de qui il s’agit – une liste serait utile !), mais très vite on voit se dessiner ainsi un univers extrêmement dense et convaincant, une autre Europe (Alba, Morée, Gallia – attention, les français sont infects ; forts, mais infects !) aux créatures et aux peuples nombreux, variés et originaux (boguelins et irques, anges et démons, guerriers Sossag et Abenacki, entre pictes et amérindiens), et dont les personnages (le Chevalier mais aussi la reine Desiderata, l’abbesse et la novice Amicia, le mage Harmodius etc.) révèlent progressivement une véritable profondeur (la belle idée des « palais » intérieurs, sièges des magies personnelles), un passé à explorer, un avenir qu’on a envie de connaitre sans trop savoir à quoi s’attendre. Au bout des 800 pages, après tant de batailles et de rencontres, cela ne fait, en un  sens, que commencer.
 
Matthew Dicks, Je m’appelle Budo (Flammarion)

Au pays des amis imaginaires
 
Au départ de ce roman pour la jeunesse, une excellente idée, dont je ne me souviens pas avoir déjà croisé l’équivalent, alors que l’exploration des mécanismes cognitifs de l’enfant autiste est déjà un motif classique. L’auteur propose en effet cette fois de se mettre à la place de « Budo », l’ami imaginaire de Max, atteint d’autisme léger. Il est le narrateur à la 1ère personne : c’est lui qui dit « je » à la place de son compagnon qui, lui, ne sait pas, ne veut pas, communiquer avec le monde extérieur. Budo lui sert donc d’interface, et cette idée va être brillamment développée dans une intrigue policière, peut-être un peu longue, qui met Budo en position d’être le seul à pouvoir sauver Max – autrement dit, à devoir lui permettre de se sauver lui-même. Car Budo, en effet, ne peut pas agir directement sur les choses matérielles, Max ne l’ayant pas doté de cette capacité. L’inventivité qui fait la réussite de ce texte sympathique et touchant se concentre d’ailleurs sur cet aspect : le quotidien des amis imaginaires, bien différent selon qu’ils ont été créés comme une fée, un chien, un enfant schématique, ou à partir d’une cuillère, d’un dessin gribouillé ou d’un bâton de sucette ! ; leur vie, mais aussi leur disparition, car ces constructions fantasmées ne durent que tant qu’elles sont utiles au petit enfant. C’est le trouble dont souffre Max qui fait de Budo une exception, terrifié à l’idée de sa propre mort, troublant de vérité. A côté des fantômes, des monstres gentils ou méchants, des jouets animés et de toutes les créatures sorties du fertile esprit enfantin, il faudra désormais compter avec le peuple éphémère des  amis imaginaires ! 
 
Christopher Edge, Douze minutes avant minuit,  (Flammarion)

Penelope, la nouvelle Sally Lockhart 

Dans la lignée des quatre « Aventures de Sally Lockhart » de Philip Pullman, ce roman, « gothique mais pas trop », nous fait faire la connaissance de Penelope Tredwell, 13 ans, propriétaire depuis la mort de ses parents du magazine Le Frisson illustré, mais également son auteur vedette, incognito, sous le pseudonyme de Montgomery Flinch. Pour préserver son anonymat et donner corps à la fiction de cet auteur de nouvelles terrifiantes rivalisant de popularité avec un Dickens, elle fait jouer ce rôle à Monty Maples, vieil acteur alcoolique pas franchement à la hauteur de sa dynamique jeune patronne. Milieu bouillonnant de la presse et des feuilletons anglais à la fin du XIXe siècle (au tournant exact du siècle ici : hiver 1899…), références multiples à la vie culturelle de l’époque (Conan Doyle, Wells, Kipling, Rider Haggard), orpheline dont le courage et le talent remettent en question la place de l’enfant et de la femme dans la société de l’époque, ce sont les qualités des romans et de l’héroïne de Pullman qu’on retrouve donc ici avec grand plaisir. Les codes du gothique se taillent la part belle autour du mystère de l’asile de Bedlam, où chaque nuit, douze minutes avant minuit, les aliénés sont pris d’une rage d’écriture irrépressible, couchant sur le papier ce que le lecteur reconnait comme des visions du futur. Errances nocturnes, affreux matons et araignées galopantes sont au programme : il faut aimer se faire peur !

Anne Besson

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?