Deux romans seulement ce mois-ci, mais des gros, des lourds, des pavés !

Mais ce n’est finalement pas cette voie qu’emprunte le roman, et c’est assez dommage. La quasi-totalité du texte va consister en retours en arrière qui restituent aux jeunes gens d’aujourd’hui la mémoire du passé, de la terrible malédiction dont ils sont encore le produit : la tragédie d’un village médiéval, d’un groupe d’artisans et d’un moine aux prises avec de terribles Fés sortis de leur Royaume souterrain. Or j’ai eu plus de mal à entrer dans cette histoire-là et à lui voir prendre de fait toute la place : si l’écriture est belle et l’aventure noire à souhait, elle traîne en longueur, ses enjeux étant connus d’emblée. Il semble que la malédiction pourrait être prononcée à tout moment, et les actions/réactions successives des personnages sont parfois assez difficiles à comprendre, si bien que la tension narrative vient à manquer, de façon plutôt paradoxale vu que les personnages vont de péril en péril. J’ai eu un peu de mal à m’y attacher, peut-être parce que j’avais déjà fait ce pas avec le groupe des héros contemporains et que le lien entre les deux intrigues, même s’il est direct au-delà du temps, ne va pas jusqu’à l’identité des personnages. Au Moyen Âge, nul n’est véritablement sympathique et les dynamiques relationnelles, certes complexes, n’évoluent guère : la haine honteuse qu’éprouve Niels envers Arnaut, le fils aîné qu’il soupçonne de n’être pas de son sang (la piste n’est pas exploitée), tout en découvrant toujours des ressources pour venir à son secours quand son amour est mis à l’épreuve par un danger immédiat ; la rivalité entre Pierre et Richard qui couve derrière les moqueries : autant d’éléments qui nous sont donnés d’emblée sans être amenés à guère se modifier au fil des aventures.
Le choix de nous présenter avant toute chose les origines des Outrepasseurs peut fort bien se comprendre dans une logique de cycle, mais il affaiblit à mon sens ce premier volume, que j’aurais souhaité plus équilibré. Ne nous reste dès lors qu’à attendre la suite pour en apprendre davantage sur le devenir des « héritiers ».

Bien sûr, il y a toujours un côté toujours un peu « lourdingue » dans ce genre de texte (et de sa couverture en l’occurrence, aguicheuse dirons-nous). Mais Peter V. Brett surprend agréablement de ce point de vue : alors qu’on pourrait craindre, dans le camp des hommes, un affrontement manichéen entre de bons néo-américains (le Creux du Coupeur, son ode aux braves gens proches de la terre et à la défense du foyer) et de vilains néo-arabes (la Lance du Désert et les fourbes complots ourdis par les magiciennes-courtisanes voilées du néo-harem), les choses s’avèrent, c’est heureux, un peu plus compliquées que ça. En particulier, les nouveaux aperçus qui nous sont donnés, à travers le récit de son enfance et de sa formation, sur la personnalité d’Inevera, la première épouse de Jardir jusqu’alors très très méchante, renouvellent considérablement la vision de ce personnage. Plus largement, le rapprochement des deux cultures, permis par le voyage de Leesha, Rojer et les autres à la cour, est en marche. On lit même des reproches peu voilés contre certaines dérives religieuses (la culpabilisation des fidèles, l’attente d’un Messie comme seul espoir) assez bienvenues de la part d’un Américain. L’ensemble reste un peu long – il semble n’y avoir jamais une seule ellipse, si bien qu’on est obligé de suivre in extenso la moindre sous-intrigue, et il y en a ! et certains traits m’agacent fortement, comme l’abus de termes de la langue arabique, qui oblige à se reporter sans cesse à l’index, et justifierait d’ailleurs une bonne mise au point sur la structure sociale et la hiérarchie religieuse ; et parallèlement, dans l’autre camp, la tendance qu’ont les gens à s’appeler par prénom + nom de famille : au huitième « Je t’aime, Arlen Bales », je dis stop ! Le plaisir est cependant bien là, il ne faudrait pas le bouder…
Anne Besson