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Un mois de lecture, Anne Besson - Mars 2014
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Un mois de lecture, Anne Besson - Mars 2014

Plusieurs bonnes surprises ce mois-ci :

Commençons par Les Enfants d’Evernight de Mel Andoryss (Castlemore), roman jeunesse adaptée par l’auteure de la bande dessinée du même nom, éditée chez Delcourt (dessins de Marc Yang, qui signe la couverture du volume). Une telle entreprise d’adaptation pouvait sembler a priori peu évidente, mais c’est une complète réussite : un texte au rythme très maîtrisé, qui se lit d’une seule traite, tout en introduisant à un univers très riche. Ce monde, c’est Evernight, « l’autre côté de la nuit », pays des rêves peuplé d’animaux anthropomorphes, pour l’essentiel rongeurs (belettes, souris…) et insectes géants (bourdons, papillons…). Les humains sont interdits de séjour dans ces lieux magnifiques et parfois dangereux : Riorim, l’île-ville aussi haute que profonde, le vaisseau-forêt du Marchand de Sable, le toxique océan des cauchemars sillonné par une tortue-usine qui en exploite l’énergie. Seuls trois enfants ont échappé à l’interdiction, l’insolent Maximilien, le sage Mathias, Maître du Temps insomniaque, et la sombre North, hybride génétiquement modifiée venue du futur : leur don de « changement » – la capacité de création de réalités nouvelles ex nihilo – en fait pour Evernight des atouts irremplaçables, mais aussi de terribles menaces potentielles.
Quand commence l’histoire, la petite Camille, douce enfant de notre monde, fait le vœu de ne jamais se réveiller pour échapper à la pension où on doit l’envoyer le lendemain ; elle se retrouve dans l’autre monde, où elle va se perdre au cœur d’une aventure qui la dépasse. Camille fait une héroïne tout à fait originale dans une littérature pour la jeunesse qui use et abuse des battantes et des débrouillardes : passive et docile au contraire, elle découvre ce qui l’entoure avec effroi et effarement, et ce n’est que progressivement qu’on sent s’éveiller chez cette victime idéale une révolte et une colère qui annoncent une métamorphose à venir. Les autres personnages sont également finement croqués, préservant une part de mystère, et laissant la part belle à ce monde d’Evernight dont les aperçus sont fascinants – la description de la bibliothèque sous-marine, par exemple, vaut le détour. Il faut sans doute voir là le résultat de la forme graphique qu’a d’abord adoptée ce monde, dont la qualité visuelle est dès lors exceptionnelle. 

Cosplay de Laurent Ladouari (HC Editions) fait partie de ces ouvrages hybrides, qu’on ne classe pas forcément dans le rayon « imaginaire » parce qu’ils n’en partagent pas les codes ou les marqueurs, mais dont le contenu les rattache cependant aux logiques de genre. Paru chez un éditeur plutôt spécialisé dans le patrimoine culturel et le tourisme, ce roman, sorte de fable politique invitant à revoir les hiérarchies et à révolutionner les manières de voir et de penser, est le premier tome (la « première volution ») d’un ensemble plus vaste, situé dans un monde qu’on peut considérer comme un futur proche ou comme une réalité parallèle, légèrement décalée par rapport à la nôtre et lui faisant pourtant constamment écho. Suite à la Commune, un soulèvement populaire dévastateur écrasé dans le sang, la grande ville s’est protégée de la Zone par un Mur que franchissent les travailleurs matin et soir. Quelques riches privilégiés résident dans les prestigieux monuments qu’ils ont restaurés à l’intérieur - on reconnait Paris, le Centre Pompidou, la Concorde, le Luxembourg. Un élément perturbateur de ce nouvel ordre, le milliardaire Zoran Adamas, « parvenu », « gitan », haï de l’establishment, lance un raid boursier sur 1T, une entreprise de nouvelles technologies qui fut, sous la direction du génial Nikola Protéus, l’incubateur de progrès révolutionnaires, mais qui, entre les mains d’une équipe dirigeante motivée par le profit et le pouvoir, est sur le point de trahir ces origines en se vendant à son concurrent. Les jeunes lieutenants d’Adamas, sortis de son école de « Non Pareil », Tancrède, Ayako, Paul, Franz, entreprennent aussitôt d’y mettre en place un jeu de simulation en immersion virtuelle, le « Cosplay », où les employés, sous les masques de leurs avatars, vont pouvoir détruire, et peut-être reconstruire, leur environnement de travail, leur organigramme, leurs objectifs. On s’attache pour l’essentiel au parcours de Katie Dûma (Dumas, comme Alexandre, oui), arrivée là pour un entretien d’embauche, sa thèse sur Protéus sous le bras, et qui bien sûr va faire valoir ses qualités d’enfant prodige de la Zone.
On le voit, il y a quelque chose de nettement caricatural dans l’intrigue et son personnel, de façon tout à fait volontaire je pense : une entreprise archétypale, de très séduisants jeunes super-héros (aux histoires personnelles complexes, aux pouvoirs suggérés ou explicites), des patrons très très méchants et assez bêtes. On se situe clairement du côté de la fable, et du jeu bien entendu. On se déguise, on s’amuse, et ce faisant on retrouve le bouillonnement révolutionnaire qui toujours dans l’histoire a accompagné les carnavals. Une lecture certes un peu prévisible dans sa ligne d’intrigue principale, mais rafraichissante, et même réjouissante, dans les perspectives qu’elle adopte et qu’elle ouvre.

Osama de Lavie Tidhar (Eclipse) avait obtenu le World Fantasy Award en 2012, sans doute le prix anglophone le plus prestigieux pour les genres de l’imaginaire, mais ce n’est que cette année qu’on peut enfin le lire en traduction, grâce à la reprise du label Eclipse par les éditions Panini Books. On découvre un texte d’une parfaite originalité et d’une beauté qui n’exclue pas une certaine étrangeté, voire un certain hermétisme. Point de départ de cette uchronie : l’enquête qu’une mystérieuse femme fatale confie à Joe, détective privé installé au Laos, lui demandant de retrouver pour elle Mike Longshott, auteur culte d’une série de romans de gare à la violence aussi célèbre que controversée : « Oussama Ben Laden. Justice Sommaire » ! Les extraits de ces ouvrages qui nous sont donnés, scandant l’avancée pour le moins tâtonnante de l’enquête, décrivent de manière très factuelle et sèche des attentats effectivement commis, dans notre monde, par El Qaeda et le terrorisme musulman, mais qui ne semblent donc parvenir au monde de Joe que par le biais de romans dont la trace se perd entre Paris et Londres. L’immatérialité, le caractère insubstantiel du héros et de l’univers qui l’entoure sont d’emblée suggérés, et ne se démentiront pas : ils ne cessent d’échapper, indistincts, miroitants. Leur emblème, dès la couverture puis sur des pages intérieures d’une très belle conception graphique, c’est la fumée des cigarettes que Joe, en bon privé archétypal, allume sans fin entre deux verres de whisky et deux passages à tabac. Les volutes de l’opium aussi, omniprésent dans le monde uchronique dont il est une des principales spécificités : pour le reste, les villes visitées sont peut-être plus décrépites et sûrement plus multiculturelles, De Gaulle est mort en 1944, mais on n’en sait guère plus. Ne pas s’attendre donc à une quelconque révélation ou même résolution de quoi que ce soit (la référence à Philip K. Dick s’impose de manière très évidente), mais se laisser porter par cette brume envoûtante, tissée de rêves et de cauchemars, des illusions que notre société se donne d’elle-même, de celles qui nous aident à vivre ou à survivre. C’est un peu long, un peu lent, mais sans doute faut-il en passer par là pour accéder au caractère lancinant et hallucinatoire de cette vision.
Enfin, last but not least, Ecrevisses de lune ou le sablier sans fin d’Hugues Simard (éditions La Valette). « Roman », dit la couverture de façon un peu trompeuse : il s’agit plutôt d’un recueil, neuf fois trois nouvelles liées par de courtes plages d’un récit encadrant imprimé en encre pourpre (les rendez-vous du narrateur avec le « Supérieur Inconnu », clochard céleste et passeur de mondes), qui n’est pas le meilleur de l’ouvrage. Il faut dépasser une couverture très neutre, un titre peu parlant et une tendance à l’affèterie qui risque de faire obstacle à la lecture : l’Avant-propos et les premières nouvelles accumulent les références littéraires, posant l’arrière-plan d’une culture très vaste au goût très sûr, seulement un peu trop exhibée, et d’une exigence qui risque de rebuter. Rimbaud, Nerval, Mallarmé, le moins fameux Olivier Larronde (génie précoce, poète épileptique et opiomane), président à un imaginaire également nourri de traditions ésotériques et alchimiques - l’idée commune étant chaque fois celle d’un Art cultivé jusqu’à l’excès, l’envol ou la brûlure, et qui à ce prix donne accès à l’ailleurs. Synesthésies créatrices (livre 2), décalages temporels et existentiels (livre 3), submersions des terres futures (livre 8), telles sont quelques-uns des thèmes des nouvelles aux cadres et aux genres assez divers (futuriste, horrifique, historique, « drolatique », fantastiques toujours) mais qui s’imposent à la mémoire comme porteuses d’un univers très singulier et franchement séduisant, d’un véritable talent pour l’écriture brève. La langue, qui peut parfois sembler excessivement  travaillée, s’impose alors à l’égal des plus belles proses poétiques, garante de nos voyages vers les songes qu’elle a fixés.

Anne Besson
 

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