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Un mois de lecture, Anne Besson - Février 2015
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Un mois de lecture, Anne Besson - Février 2015

Aeternia, t.1 La Marche du Prophète de Gabriel Katz (Scrinéo) : virage réussi vers une fantasy plus sombre
 
Auteur d’un excellent coup d’essai, la trilogie Le Puits des mémoires, puis d’un one-shot un peu moins réussi, La Maîtresse de Guerre¸ Gabriel Katz se lance un nouveau défi en amorçant un net virage vers la gritty fantasy - un ancien champion d’arène en héros frustre, des massacres sanglants et des coups bas, des religions concurrentes et fanatiques, des retournements qui vont toujours dans le sens du désastre, tout y est. Et alors ? C’est plutôt réussi, grâce à la maîtrise du grand professionnel de l’écriture qu’est Katz, qui enchaîne avec brio les figures imposées. Les codes de la gritty, popularisés par George Martin, viennent à point nommé renouveler ce que l’intrigue pourrait avoir de convenu : à peine se dit-on que cette petite famille s’est un peu vite réconciliée que… ou encore se dit-on que décidément les femmes sont peintes en dindes vulnérables que les hommes se doivent de protéger que, là encore… Alternant les points de vue de deux héros, un vieux guerrier et un jeune prêtre, chacun d’un côté de la lutte annoncée, le roman se lit d’une traite, se glisse avec aisance au travers des clichés et promet de belles suites. Il traite même, et c’est assez rare pour être noté, les questions religieuses avec une subtilité certaine, équilibrant suffisamment les « bons » et les « mauvais » points pour qu’on ne puisse guère choisir entre les deux camps : c’est la Grande Déesse aux rituels souples et proches de la Nature qui tient cependant le rôle de religion dominante au clergé corrompu, quand le nouveau culte impose un monothéisme mais défend la libération des opprimés… Reste que le portrait le plus réussi est sans doute celui du « charmeur tête à claques », Desmeon le Danseur, mercenaire surdoué à la solde du mystérieux dieu Ochin, soit le personnage, sympathique et agaçant, sans doute le moins adapté à ce nouveau décor, et cependant le plus proche de ceux que Katz nous a donné jusqu’ici – prouvant qu’une petite touche personnelle ne fait jamais de mal au sein d’un exercice de style.
 
Les Royaumes de feu t. 1 La Prophétie et t. 2 La Princesse disparue de Tui T. Sutherland, Gallimard Jeunesse : Nos nouveaux amis, les dragonnets du Destin
 
Sympathique surprise que cette nouvelle série pour jeunes lecteurs dont Gallimard Jeunesse a la bonne idée de nous donner deux volumes d’emblée, et qui est à conseiller aux nombreux fans de La Guerre des Clans – Tui Sutherland, romancière de 37 ans à la tête d’une bibliographie déjà très fournie en fantasy jeunesse, est la dernière venue dans l’équipe qui a rédigé les volumes des fameuses histoires de chats. Donc cette fois, il s’agit de dragons, mais on est bien dans la même veine : les dragons de Pyrrhia se répartissent en 7 peuples qui flattent le goût des enfants pour les typologies et les collections, entre Pokemon et roleplay (gros succès dans ma petite famille des « Ailes de glace », « Ailes de nuit » ou « Ailes du Ciel ») ; une prophétie annonce la fin de la guerre qui ensanglante le continent suite à la succession contestée des Ailes de Sable, de jeunes héros a priori mal taillés pour le rôle sont chargés de sauver le monde ! Mais il faut bien avouer qu’ils sont attachants comme tout, ces petits dragons, et qu’on a tout à fait envie de les suivre dans leurs palpitantes aventures et d’apprendre ainsi à mieux les connaitre. Sur les deux plans de la vraisemblance psychologique et de l’enchaînement des épisodes, c’est un sans faute : après un premier volume centré sur Argil, le Dragon de Boue trop gentil croit-il pour remplir la lourde mission qui lui a été confiée, et sur l’évasion qui permet au groupe des cinq dragonnets d’échapper à leurs mentors et de partir à la découverte du monde, le second s’attache à Tsunami, volcanique leader naturel du groupe, un peu trop fonceuse, qui vient d’apprendre qu’elle est la « princesse disparue » du Royaume de la Mer, et va découvrir à ses dépens que la réalité ne ressemble pas toujours aux histoires. Pleins de messages bienvenus sur le rapport aux pairs et celui, plus difficile, aux parents, agrémentés d’un visuel séduisant, ces deux romans sont décidément charmants.
 
Un regard en arrière d’Edward Bellamy, Aux Forges de Vulcain : l’avenir n’est plus ce qu’il était
 
Une curiosité pour les amateurs de SF, de politique alternative et de rétro-futurisme : les jeunes éditions Aix Forges de Vulcain, déjà à l’origine des premières traductions françaises des œuvres de William Morris, socialiste utopique et père de la fantasy moderne, récidivent en nous donnant à lire un vieux classique oublié, pour la première fois en traduction intégrale – par Francis Guévremont, dans une langue fluide et un style limpide, parfaitement accessible. Si j’ai plus d’une fois croisé le titre Looking Backward dans des histoires de la SF, c’est cependant un vrai sentiment de découverte que j’ai éprouvé à la lecture de cet étonnant ouvrage, anticipation d’un an 2000 communautariste, écrite en 1887 par un auteur pétri de préoccupations social(ist)es, et qui rencontra à son époque un énorme succès aux Etats-Unis – rien que ça, c’est une vraie bizarrerie, qui nous incite à jeter à notre tour un « regard en arrière » sur ce que le pays du capitalisme aurait pu devenir.
 
Julian West, jeune Bostonien privilégié de 1887, sujet aux insomnies contre lesquelles il se fait hypnotiser, se réveille un matin de l’an 2000 ; en un peu plus d’un siècle, si la mode n’a curieusement pas changé (dommage…), l’organisation sociale, elle, a été radicalement bouleversée en réponse aux revendications des mouvements ouvriers. L’évolution vers ce qui, vu d’ici, ressemble à un communisme universel (entreprise unique, salaire unique, abandon de la monnaie devenue inutile au profit d’une « carte de crédit » à perforer !) se trouve pourtant donnée, par le romancier de 1887 qui n’a connu ni le système soviétique, ni la crise de 29, comme un hyper-capitalisme : le dernier stade de la concentration monopolistique, dont il faut selon lui bien avouer qu’elle donne de bons résultats, ne saurait ainsi être qu’une nationalisation absolue de tous les biens ! Cette lecture ne cesse de nous contraindre à des allers-retours, flashbacks – flashforwards, herméneutiquement fructueux, dans une logique qui rejoint celle des uchronies et des futurs obsolètes, chers à Schuiten et Peeters par exemple. Souvent daté, et alors franchement savoureux (les concerts live comme seule façon envisageable d’écouter de la musique), parfois glaçant, dans son utopie mathématique comme dans l’écart déprimant entre les espoirs exprimés et la réalité de notre monde contemporain, le roman, finalement, a bel et bien traversé le temps…
 
Opale, 1. Requiem of the Night, art book de Mélanie Delon, éd. Exuvia :
 
Après les deux volumes d’Elixir (Milady, 2009 et 2010), ce nouvel art book rassemble une trentaine d’illustrations réalisées entre 2008 et 2014, en complète cohérence avec les précédentes réalisations de Mélanie Delon – des portraits de jeunes femmes, toujours sublimes, parfois morbides et parfois ingénues, qui couvrent à peu près toute la palette des physiques et des rôles féminins en fantasy, elfes, princesses sacrifiées, guerrières vengeresses, souveraines mélancoliques. Alors, c’est sûr, il ne faut pas être allergique à cette tradition-là de l’imaginaire, mais dans ce style particulier, c’est magnifique. En effet, la technique utilisée, qui ressemble à un hyperréalisme photographique, mais repose en fait exclusivement sur l’imagerie numérique de Photoshop, produit un paradoxe qui fait la saveur de ces images : une « artificialité » manifeste dans la perfection impossible des visages, des coiffes, des décors, se combine à une expressivité étonnante, qui confère à chacune des héroïnes une personnalité en une image. Je suis plus réservée sur les courts textes qui les accompagnent – certains de Mélanie Delon, certains de la grande Charlotte Bousquet, dont le talent n’est pas en cause ; d’abord parce que je n’en vois pas vraiment l’intérêt, tant il s‘agit bien ici, pour chacun(e), de se raconter sa propre histoire ; et puis, pourquoi en anglais, ce qui ajoute un peu d’afféterie à un style qui précisément doit se garder de tomber dans la préciosité ?
 
Anne Besson

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