
Une dystopie steampunk dans un Japon féodal alternatif, avec shôgun, samouraïs et créatures mythiques : gros « effet waouh » garanti pour ce premier roman de l’australien Jay Kristoff, qui propose une hybridation inédite mais si réussie qu’elle s’impose d’emblée comme familière, évidente, ramenant les rouages du rétro-futurisme sur ces terres asiatiques qui leur font si bon accueil. On s’attache aux pas de la jeune Yukiko, fille du légendaire Maître de Chasse du shôgun, Masaru le Renard Noir – devenu un pilier de bar, accro à la fumée du lotus, et qui n’a plus rien à chasser dans une île écologiquement dévastée par une monoculture intensive et destructrice : celle du fameux lotus qui fournit à la fois le carburant « magique » des machines ultra-perfectionnées (les « katana-tronçonneuses » !) assurant la suprématie militaire de l’archipel dans le reste du monde, et l’opium du peuple assurant la soumission d’un peuple pourtant maintenu dans un état d’extrême pauvreté. L’équipe de Masaru part pourtant pour une mission impossible – ramener au tyran le légendaire griffon, le « tigre de tonnerre », qu’il a vu en rêve. Yukiko va se retrouver perdue dans la dernière forêt sauvage du pays, accompagnée d’un jeune « guildien », ces gardiens du lotus qui ne sortent jamais de leurs combinaisons étanches et, surtout, de l’arashitora un temps capturé, mutilé pour ne pouvoir voler, avec qui elle tisse bientôt des liens profonds. Elle va ouvrir les yeux sur le sort de son pays et son propre destin.
Certes, le message politique de Kristoff ne brille pas par sa subtilité : les japonais meurent de faim et d’épidémie dans les vapeurs toxiques, faune et flore sont horriblement détruites, la pollution embrume tout paysage au point de rendre le ciel rouge sang. A ce tableau si apocalyptique qu’on se demande un peu comment le système peut se maintenir, s’ajoutent de riches méchants vraiment très très riches et très très méchants, du côté du shogun comme de la Guilde. Insistance écologique en plus, le parallèle s’impose avec les Hunger Games, pour la tyrannie répressive, la répartition des clans, et surtout le personnage de la jeune fille progressivement amenée à changer le monde un peu malgré elle, déchirée entre survie individuelle et destin messianique.
Passées les cinquante premières pages qui plantent avec quelques longueurs cet arrière-plan très sombre (et enfumé !), on est happé par l’aventure, qui ne laisse plus un instant de répit : le suspense est très bien amené, et maintenu, tout au long de la dernière partie où Yukiko et son fidèle Buruu se retrouvent dans l’antre même du mal, à la merci de la moindre trahison – on tremble vraiment pour eux.

Le thème du théâtre semble incroyablement porteur actuellement en fantasy ; le double, le rôle, la métamorphose donc, la magie de la scène tendent à la fantasy un nouveau miroir artistique comme elle les aime, où elle peut à loisir contempler son reflet et réinventer en l’occurrence son motif le plus fondamental, la quête de soi. On assiste à un véritable épiphénomène français (et féminin), avec les beaux romans d’Estelle Faye, puissamment unifiés autour de ce motif (voir notamment Porcelaine avec son héros acteur et métamorphe, ou Un éclat de givre et son performer transformiste), mais aussi celui de Maëlig Duval, Le goût des cendres, dont la construction trouvait un de ses points d’ancrage dans la passion pour le théâtre de la ville de Chaconne. Et désormais, le volume de Samantha Bailly, qui revient ici à l’univers de sa précédente trilogie Oraisons (d’abord parue chez Mille Saisons, rééditée chez Bragelonne). Mais la tendance dépasse notre pays, avec par exemple La Voie du dragon de Daniel Hanover, et sa troupe d’acteurs se faisant passer pour des mercenaires…
Métamorphoses est un roman biographique : on suit, avec parfois de longues ellipses ou des changements de rythme assez brutaux (globalement, une accélération, du long épisode du Théâtre du soleil jusqu’aux raccourcis de la fin), la vie de Sonax. On le découvre pour l’épisode fondateur de sa jeune existence, la perte de sa sœur jumelle (premier reflet), à 13 ans, jeune garçon androgyne qui souhaite échapper au destin de banquier qu’il doit hériter sa mère, froide et affairée. On va ensuite assister à ses métamorphoses successives, autant de mues, autant de réinventions : acteur dans une troupe familiale que menace un mystérieux passé ; métamorphe pouvant endosser n’importe quel physique et en profitant pour se livrer au trafic d’artefacts magiques dans les milieux nocturnes et interlopes de Lyneroy ; prophète du « jeu des quatre vents », un tarot de divination auquel il s’adonne au point d’en être dépendant, etc. Ce parcours est jalonné de drames, de quelques aventures, de belles rencontres – en particulier celle qui donne un peu de son unité à l’ensemble, Nwinver, la « Grande Jadielle », épouse de l’Astracan, le dirigeant suprême, elle-même créée par manipulations magico-scientifiques, qui a fait de lui un métamorphe et le manipule, l’aime ou le trahit tout du long – beau personnage imprévisible et fascinant. Est-ce suffisant toutefois pour maintenir l’attention ? pas sûr… Je ne me suis guère attachée au héros, qui n’est pas toujours franchement sympathique et qui, à force d’évolutions, manque tout bêtement de lignes de force : il semble flotter au gré des événements, sans que les potentiels révélés à chacun des étapes ne soient réellement exploités, qui nous le montrent, on le comprend vite, tenter de se construire une identité par et à travers les mensonges et les apparences (vie théâtrale, vie politique, manipulation religieuse). En outre, pour qui ne connaîtrait pas Oraisons, toute la dernière partie, consacrée à la génération suivante, peut apparaître franchement bizarroïde – c’est le problème du prequel.

Une nouvelle collection, vouée aux « voyages dans l’imaginaire » fait (enfin) entrer la fantasy au catalogue jeunesse de la maison d’édition Le Rouergue, connue dans ce secteur pour ses textes exigeants, et souvent durs ou dérangeants. C’est une réussite, en tout cas pour ce premier texte que j’y découvre, aux grandes qualités poétiques. La romancière a le bon goût, à l’inverse de nombreux volumes qui embrassent d’emblée des mondes immenses et des enjeux énormes, de faire humble mais profond, en s’attachant à une micro-société et à un drame mettant à nu des sentiments violents mais toujours intimes. Le cadre est asiatique (Chine, Birmanie, Indonésie ?), et les rituels du quotidien en sont décrits avec une précision parfaitement réaliste – on y croit totalement. Le seul élément surnaturel est la présence, dans le dos des hommes qui les développent à la puberté et ne peuvent ensuite s’en servir qu’exceptionnellement, d’une paire d’ailes… Mais cet élément même est très peu exploité : c’est en fait l’absence de ces ailes qui sert de déclencheur au drame, indiquant clairement que Huong, le protagoniste principal, n’appartient pas par le sang à la communauté des Bââs. Condamné à mourir dans la caverne à flanc de falaise où les hommes ailés enterrent leurs défunts, Huong va bénéficier d’une aide magique (peut-être) et en tout cas de la force que lui confère son amour absolu pour Leï. Autour de cette dernière, un complexe enchevêtrement de sentiments, inavoués et non-partagés, va être progressivement mis à jour avec les deux autres membres du quatuor d’amis ravagé, Xiong et Lou-Ki. J’ai seulement regretté une fin un peu hâtive (le roman est très court, 150 pages seulement) qui ne laisse pas résonner assez longuement les conséquences de l’aventure.

Des enfants des rues mystérieusement enlevés par des malfrats brutaux, à la solde d’une belle et inquiétant femme à voilette ? Un voyage vers le nord enneigé du pays imaginaire, le grand-duché de Syllirie ? On pense d’abord aux Royaumes du Nord, mais l’écho est une fausse piste – quoique, Mimsy Pocket, si on accepte de faire abstraction de ce curieux patronyme, raté à mon goût, s’avère une héroïne de la trempe d’une Lyra. Débrouillarde, forte et même dure, c’est son point de vue qui nous sert de guide dans l’aventure, en alternance avec celui d’un (anti)héros masculin, Magnus Million, déjà au centre d’un précédent roman (Magnus Million et le dortoir des cauchemars). Le style et la conduite du récit, destinés à un jeune public à partir de 9 ans environ, sont parfaitement maîtrisés par un grand professionnel, qui dose parfaitement ses avancées et ses surprises (jusqu’au bout). Alors certes, certaines ficelles peuvent apparaitre un peu épaisses au lecteur adulte, mais après tout, ne font-elles pas partie de l’ADN du feuilleton d’aventures à la française, et plus particulièrement à Gaston Leroux auquel Arrou-Vignod, avec sa « dame en noir », me semble rendre ici un délicat hommage ?