Paul Beorn, Le septième guerrier-mage : aventure guerrière et parti-pris moral

Ce nouveau roman de Paul Beorn, après plusieurs ouvrages de fantasy historique, pour adultes (L
es derniers parfaits, chez Mnémos) ou jeune public (
14/14, avec Silène Edgar, chez Castelmore), interroge résolument les codes héroïques et épiques, en lorgnant même du côté du western – ou comment Jal, soldat déserteur d’une armée toute-puissante et destructrice, va se retrouver contraint de défendre une vallée miraculeusement épargnée, au cœur du camp « ennemi ». L’évolution du personnage, également narrateur en première personne, est au centre de l’intrigue : amnésique, hanté par les cauchemars et les réminiscences progressives, c’est aussi et surtout contre lui-même qu’il se bat, contre des instincts meurtriers et une discipline de haine imprimés en lui par le monstrueux « Maître Hokoun ». Suffisamment bien construit pour que les révélations finales ne tournent pas à la déception, le récit voit Jal prendre progressivement conscience de ses pouvoirs mythiques de « guerrier-mage », et constituer autour de lui un « cercle » d’auxiliaires, amis, alliés, en qui il doit apprendre à puiser force et compétences. Gloutonne la petite fille devenue écureuil, Dame Rikken, héritière fière mais démunie des anciens seigneurs de la vallée, Nola l’Alfling guérisseuse et le petit Paol, sont autant de candidats attachants à une place de choix dans cette communauté magique. Autour de ce principe de lien analogique, tout le roman, qui comprend de nombreux épisodes guerriers, est un hymne à la solidarité : il défend l’empathie comme la meilleure des lignes de défense, à rebours d’un contexte actuel où se multiplient les textes au cynisme noir, post-Game of Thrones. Plutôt que se limiter à constater avec complaisance les pires penchants humains, Paul Beorn choisit d’illustrer le courage moral que demande la Bonté. Le pari est réussi ; presque déstabilisant au départ, ce parti-pris éthique, au risque de la naïveté, est finalement très gratifiant, nous faisant à nouveau toucher à une ambition pour moi constitutive de la fantasy : élever le lecteur, littéralement, en lui donnant un aperçu d’un au-delà de sa condition mortelle.
Entre ciel et enfer de Christopher Buehlman, Fleuve éditions : les démons de la peste noire

Voici un texte qui va plus loin encore que celui de Beorn dans la mise en scène des Vices et des Vertus, à la manière des moralités médiévales : dans Entre Ciel et Enfer¸ la France du XIVème siècle est réinventée en champ de bataille entre le Bien et le Mal. Les démons sont sur le point de vaincre alors que la peste noire étend ses épouvantables ravages, mais les anges n’ont pas dit leur dernier mot, et la petite Delphine, leur messagère, entend bien renverser cette fatalité. Depuis la Normandie, elle va conduire une mission à haut risque à l’aide d’alliés pour le moins inattendus – Thomas, chevalier frustre devenu brigand après avoir été victime de manœuvres politiques, et le père Matthieu, prêtre de village, homosexuel et alcoolique. On voit que Buehlman joue d’emblée avec les stéréotypes et évite les pièces du religieusement correct, en recrutant les agents du bien parmi les faibles et les réprouvés ; tandis que le démoniaque corrompt au plus haut niveau, Dieu garde un silence assourdissant. Si, sur plus de 500 pages, il n’évite pas certaines longueurs préjudiciables, en oubliant au passage de développer ses personnages autant qu’ils le mériteraient (c’est le cas de Delphine, sainte trop transparente), le roman a pour lui un équilibre très réussi entre l’historique et le fantastique. Très bien documenté sur une époque atroce et fascinante déjà explorée notamment par Connie Willis dans
Le grand livre¸ l’auteur ose pourtant y glisser des passages de pure horreur surnaturelle, et le mélange prend parfaitement – mentions spéciales aux combats contre le monstre de la rivière et à la rencontre des statues carnivores. Sans jamais basculer dans l’uchronie (comme le faisaient par exemple
Les Démons du Roi-soleil de Gregory Keyes, portés par un postulat similaire), Buehlman nous invite plutôt à découvrir le potentiel fantastique de notre passé réel.
Alastair Reynolds, La Terre bleue de nos souvenirs : du rapport problématique entre ‘monde’ et ‘histoire
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Le britannique Alastair Reynolds, ancien astrophysicien, est un des (désormais rares) hérauts de la hard SF ; son enthousiasme pour la conquête spatiale et sa défense progressiste de la diversité finissent de me rendre ses space operas fort sympathiques. Je suis donc assez désolée de le contacter à son tour victime d’une malédiction tristement commune : trop-plein de monde, histoire minimale. Nombre d’excellents points donc pour ce futur à moyen terme : le XXIIème siècle, après le réchauffement climatique et les conflits planétaires qui ont découlé, est à nouveau une époque d’expansion euphorique. Tandis qu’un Mécanisme assez orwellien protège la société contre toute manifestation de violence, de toute façon inhibée par des interventions neurologiques pratiquées sur chacun dès l’enfance, l’énergie humaine se met au service de la réinvention de l’espèce dans de nouveaux espaces, sous-marins (très bon passage ans les «
Nations Unies Aquatiques ») et bien entendu stellaires. Les deux héros, Geoffrey et sa sœur Sunday, sont les héritiers d’une des pionnières de ce mouvement, la célèbre Eunice Akinya, qui quitta le Kenya pour l’espace profond. Cette forte personnalité a passé les dernières décennies dans un isolement ascétique, et l’annonce de sa mort fait soudain voler en éclats la routine de sa petite famille. Belles intentions donc, mais qui ne se traduisent malheureusement pas par un développement à la hauteur : le débat sur la disparition du crime n’est qu’effleuré, comme l’impact d’une domination économique et scientifique du continent africain – sans compter les pauvres éléphants, avec lesquels Geoffrey entend établir une forme de communication mentale inédite, et dont on se demande vraiment ce qu’ils font là (ils incarnent le temps long et leur régime matriarcal renvoie à l’omniprésente Eunice, ok…). L’intrigue elle-même, un jeu de piste qui mène d’indice en indice et de planète en planète, est un pur prétexte pour un petit voyage sur Mars, avant une « révélation » qui se serait bien passée de tels détours.
Nous allons tous très bien, merci de Daryl Gregory, Le Bélial’: un court roman qui frappe fort

A l’opposé, Daryl Gregory nous propose un peu plus de 150 pages haletantes, qui n’ont pour défaut que de laisser un peu le lecteur sur sa faim, avide de ce que réserve ces héros pour leurs prochaines aventures – je croise les doigts pour qu’il y en ait, au-delà de la « prequel » consacrée à
Harrison Harrison d’ores et déjà annoncée (chouette !). Une thérapie de groupe bien particulière rassemble des « survivants du paranormal » : autour du Dr Sayer, dont on devine bien vite qu’elle a de bonnes raisons de les croire, ces hommes et ces femmes ont rencontré l’épouvantable et l’impossible et ils sont encore là, brutalement marqués, pour en parler. A partir de ce point de départ idéal (reprendre là où s’arrêtent les films d’horreur, rassembler les fantômes de nos souvenirs de spectateurs), le roman peut alors dérouler ses rebondissements imparables : comment ce groupe hautement dysfonctionnel va se découvrir soudé, autour de défis et de deuils, et bien au-delà de ce qu’ils pouvaient imaginer. Gregory parvient à nous les rendre proches avec une remarquable économie de moyens, grâce à un très beau travail sur le point de vue (celui du groupe, diffracté par ses différents participants) et un usage parfaitement dosé de l’humour : une adaptation en série télévisée est annoncée, par Wes Craven dont on retrouve en effet bien l’esprit, le roman s’y prêtant d’autant mieux que ces destins hors normes laissent place à de vastes ellipses sollicitant l’imagination. A souligner enfin, l‘excellent entretien avec l’auteur qui complète le volume.
Game of Thrones, série noire, ouvrage collectif dirigé par Mathieu Pote-Bonneville, Les Prairies ordinaires

Après
Le Trône de fer ou le pouvoir dans le sang de Stéphane Rolet, dont j’avais déjà souligné la parution, ce volume collectif vient confirmer l’intérêt des universitaires français pour la série de fantasy la plus populaire de l’histoire, ce qui est en soi une excellente chose. Les deux ouvrages se complètent en outre très bien : autant le premier était érudit et exhaustif, mais restait à mon goût un peu trop exclusivement descriptif, autant celui-ci, dirigé par un philosophe reconnu et comptant parmi ses intervenants, outre des représentants de diverses disciplines (histoire, cinéma, littérature comparée), des figures de la vie intellectuelle et artistique (compositeur, écrivains), se caractérise par une franche posture d’analyse, apport théorique ou lecture subjective, avec les difficultés symétriques que peut poser une telle exigence. S’il est formidable de lire des pages aussi intelligentes et originales sur GoT, pour nombre de chapitres superbes et très éclairants (pour moi, les deux premières parties au moins), l’ensemble n’évite pas toujours une tendance jargonnante ou une petite enflure herméneutique – que le sujet n’imposait pas !
Anne Besson