Romain d’Huissier, Les 81 frères (Les Chroniques de l’étrange, vol. 1), Editions Critic/Fantasy : l’étrange affaire du détective chinois

Dans la veine d’hybridation entre polar et fantasy (déjà illustrée chez Critic, sur le mode humoristique, par les aventures de
Lasser, le détective des Dieux – 4 tomes par Sylvie Miller et Philip Ward), voici celles de Johnny Kwan (un roman, plus une nouvelle en bonus). Exorciste (fat si), il exerce ses talents sur la faune paranormale d’une version parallèle du Hong-Kong contemporain. Derrière les néons clinquants, les marchés grouillants, les temples et quartiers touristiques survivent les croyances et les rites taoïstes, ceux que pratiquent notre héros, mais aussi des créatures et des démons, qu’il faut apaiser ou combattre. Alors que son mentor, Eric Tse, vient d’être abattu dans des circonstances mystérieuses, Kwan enquête sur le vol d’un manuscrit antique qui pourrait bien permettre l’invocation d’un roi-démon à l’immense puissance destructrice. Au passage, il nous ballade dans l’archipel hongkongais à la veille de l’anniversaire de la Rétrocession et nous en fait découvrir des aspects ignorés : cet arrière-plan constitue la grande réussite de l’ouvrage, décors, atmosphères et coutumes étant minutieusement rendus par un vrai spécialiste de la civilisation chinoise, déjà auteur par exemple du jeu de rôle Qin. La variété des créatures rencontrées est tout à fait fascinante, le mélange de l’ancien et du contemporain, très convaincant. Ça pèche davantage au niveau de l’intrigue – comme le veulent les codes du roman noir, Johnny Kwan, doué mais désabusé, roué de coups à chaque étape, trace son chemin vers la résolution des énigmes ; comme le veulent cette fois les codes du jeu, il affronte telle créature puis telle autre, jusqu’au « boss de niveau », et puis c’est reparti pour un tour. Ces scènes de combat, convoquant armes magiques, talismans, invocations, se jouant sur le plan des énergies (hei) sont fort bien faites et toutes différentes : mais le roman est conçu de telle sorte qu’elles s’enchaînent et cette structure, elle, peut lasser par ses répétitions.
Gabriel Marcoux-Chabot, Tas-D’Roches, éditions Druide (Montréal, Québec) : attention, roman-monstre !

Nous venant du Canada francophone, par un jeune auteur qui est aussi poète et performer engagé, ce roman aux marges du genre est un remarquable objet non-identifié : polyphonique, intertextuel, expérimental et totalement réjouissant ! C’est l’histoire d’un géant – un gamin chilien adopté, plus grand et plus gros que les autres, dans le petit bled du Québec rural où il grandit, et qui y gagnera le surnom de «
Tas-D’Roches » ; mais aussi une créature de Rabelais, puisque le prologue démarque directement celui de Gargantua par « Alcofribas Nasier » et son adresse liminaire aux « Buveurs illustres ». Marcoux-Chabot est un as du pastiche, art de l’oreille, du rythme et de la langue, qui se retrouve partout dans cet ouvrage qui excelle à nous faire entendre des voix – plus exotiques pour nous que pour nos cousins nord-américains, l’accent québécois lui-même, dans ses moindres intonations et ses savoureux jurons, ou encore et surtout le « chiak », ce patois franco-américain à la syntaxe brisée, nous parlent directement, comme sautant l’obstacle de l’écrit. Or il se trouve justement que c’est l’histoire d’un géant qui entend des voix – dont plusieurs « esprits » se partagent le cerveau, le narrateur rabelaisien n’étant que l’un d’entre eux, à côté d’un guerrier médiéval incitant notre héros aux hauts faits et relisant sa réalité aux couleurs de l’épique (mon préféré, je dois dire…), et d’une chamane dont les chuchotements, en innu dans le texte, sont donnés comme l’expression même de la Nature, sauvage et magnifique, de ce coin reculé, et forment la « basse », poétique, de la construction mélodique d’ensemble. Des prouesses de mise en page et de typographie nous permettent de suivre sans difficultés ce récit de vie diffracté jusqu’à la folie, jusqu’à la rupture, avant la réconciliation : à la manière d’un Danielewski dans
La Maison des Feuilles, ou de Patrick Ness dans La
Voie du Couteau¸ l’auteur met son texte en espace de manière à nous faire sentir, de façon toujours renouvelée, ce qui se passe dans la tête de son massif héros, comment coexistent les voix. Je recommande chaudement ce roman : vous y trouverez des comptes rendus de parties de « Donjons et Dragons » d’anthologie, vous y découvrirez les compétitions de « démolition » (des combats entre voitures retapées) façon joute de chevaliers modernes sur montures mécaniques, des chapitres entiers d’énumération, des scènes de sexe ou de fusion avec la nature d’une incroyable sensualité, au plus près de l’expérience sensible, et bien d’autres choses encore !
Hope Mirrlees, Lud-en-Brume, éditions Callidor « Age d’Or de la Fantasy » : une curiosité à redécouvrir

Commençons par saluer la démarche de ce nouveau venu dans le paysage éditorial, Callidor, qui avec la collection « L’âge d’or de la fantasy », entend donner accès à des auteurs et à des ouvrages inconnus du public français faute de traduction, alors qu’ils constituent une part pas du tout négligeable de ce « patrimoine » de la fantasy, trésor oublié que le succès du genre nous permet petit à petit de redécouvrir. Harold Lamb et Abraham Merritt figurent déjà au catalogue, en attendant James Branch Cabell – autant de noms croisés au détour de telle ou telle histoire érudite du genre, sans guère savoir ce qui se cache derrière. C’était mon cas avec la mystérieuse Hope Mirrlees (1887-1978), dont
Lud-in-the-Mist (1926) est le plus connu des trois romans, et le seul relevant de la fantasy. Reconnu comme un classique de l’imaginaire anglophone, ce roman s’impose comme une sorte de chaînon manquant entre
La Fille du roi des elfes de Lord Dunsany, son contemporain, et le «
Smith de Grand Wooton » de Tolkien (sans doute mon conte préféré de l’auteur). C’est également une source assez manifeste de l’inspiration du grand Neil Gaiman, qui en signe d’ailleurs la préface, pour son roman Stardust, qui s’inscrit dans la même veine : une histoire de coexistence avec la Faërie, ses beautés et ses dangers, dans un ailleurs et autrefois qui évoque l’Angleterre des contes. Ici, la ville de Lud a fait le choix, deux siècles plus tôt, de couper toute relation avec ses fantasques voisins, une révolution bourgeoise mettant fin au règne poétique et scandaleux du Duc Aubrey. Mais voilà que le passé semble ressurgir dans la prospère bourgade, les « fruits merveilleux » exerçant leurs ravages au cœur même des familles de notables, et notamment de celle de Nat Chantecler, maire de la ville et principal protagoniste du roman : ceux qui en ont consommé deviennent inaptes à mener leur vie comme avant, et les départs vers les « défilés elfiques » se multiplient... Le merveilleux de Mirrless est souvent déroutant, tout en rappelant l’ambivalence originelle des créatures folkloriques elles-mêmes : délirant, cruel ou au contraire grotesque, il évoque la possession mais aussi le génie artistique, la liberté et la sauvagerie, il prend tous les visages sans nous permettre de nous arrêter sur aucun. L’expérience de lecture amène donc fréquemment en terre inconnue – mais faut-il le regretter ?
Christelle Dabos, Les Disparus du Clairdelune, La Passe-Miroir volume 2, Gallimard Jeunesse : retour à la Citacielle

Le premier volume de
La Passe-Miroir avait été très remarqué en 2013, en tant que lauréat d’un grand concours visant à repérer de nouveaux talents, dont une deuxième session se déroule d’ailleurs en ce moment ! Je ne suis donc sans doute pas la seule à me réjouir de découvrir la suite des aventures d’Ophélie, qui a quitté son Arche natale et son clan familial des Animistes pour un mariage arrangé avec le sombre Thorn. Sur l’arche du Pôle, autre bout de ce monde en morceaux, elle s’est d’abord cachée sous l’identité de Mime, et, protégée par Archibald, l’irrésistible ambassadeur du Clairdelune, elle a survécu aux menaces qui la guettent et ont détruit la famille des Dragons. L’inventivité foisonnante de ce premier tome a plus d’une fois été comparée à celle de J.K. Rowling – c’est dire que Christelle Dabos se place déjà haut dans le firmament (plein d’étoiles) de la fantasy pour jeunes et moins jeunes. Ce second volume, forcément, ne bénéficie plus du même effet de surprise, et de superbe choc. Même si on découvre d’autres pouvoirs, d’autres décors (l’incroyable falaise de la station balnéaire des Sables d’Opale), et mille délicieux détails, on est désormais en terrain familier : on retrouve Ophélie, sa maladresse et son courage, son écharpe domestique et ses lunettes changeantes, et tous ceux qui l’entourent, au rendez-vous, à commencer par Thorn, peut-être un peu « chargé », le malheureux – on ne peut s’empêcher de projeter la mise en images de toutes ses silhouettes hautes en couleur. L’intérêt se déplace cette fois de la construction d’univers, et de l’épisode autonome, vers la mise en place de l’intrigue d’ensemble – à l’image là encore de Harry Potter, mais plus tôt que dans l’heptalogie. On peut regretter quelques longueurs, en particulier au début – la tension interne au volume met un peu de temps à se mettre en place, car justement ce n’est plus vraiment l’enquête bouclée dans le cadre de ce volume qui importe (comment et pourquoi des nobles corrompus ont-ils disparu de l’endroit le plus sûr de Citacielle, et qui se cache derrière cette menace ?). Elle ne constitue qu’une étape dans une investigation d’ampleur littéralement cosmogonique : que sont au juste les Esprits de famille ? comment est né ce monde et pourquoi risque-t-il de disparaitre ? Les éléments de réponse sont riches et bien mis en place, si bien qu’on ne peut que se remettre à vouloir la suite sans plus attendre !