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Un mois de lecture, Anne Besson - Janvier 2016
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Un mois de lecture, Anne Besson - Janvier 2016

Fond d’écran, nouvelles de Terry Pratchett, L’Atalante : faible revanche sur la Mort, des textes inédits de Pratchett continuent à nous parvenir en France, dans les traductions de Patrick Couton – le personnage, très apprécié, est par ailleurs présent dans deux textes, « Les platines de la nuit » et « La mort et tout ce qui s’ensuit ». Une grosse trentaine de textes courts, parfois réduits à quelques paragraphes, sont ici réunis : ils étaient dans leur grande majorité déjà parus, mais dans des journaux confidentiels et tout au long de sa carrière véritablement, puisque les premiers remontent au début des années 60 – chacun est accompagné d’un texte de présentation par Pratchett en restituant le contexte. Il s’agit parfois de textes de circonstance ou de commande – pour accompagner la sortie d’un jeu consacré au Disque-Monde ou fêter un jumelage entre une ville réelle et Ankh-Morpork, mais le talent de Pratchett les transcende chaque fois, pour une lecture infiniment réjouissante ! 
Mes préférés, à simple titre d’exemples, car chacun y trouvera de quoi combler ses goûts : « Rejet par l’université de procédés diaboliques », une réunion des grands pontes et mages formant le « Conseil de l’Université de l’Invisible », d’accord pour rejeter le rapport Pessimal qui leur enjoint d’essayer de produire des travaux scientifiques et même d’attirer des étudiants - quelle idée ! Et puis « Récompense ultime », savoureuse apparition dans la vie banale de son auteur d’Egan le Barbare, héros tout juste sacrifié dans sa série de roman, armé de sa fidèle épée Skung, qui lâche régulièrement des « J’ai soif de ton sang » - de l’excellente fantasy parodique en contexte banlieusard anglais.
 
Feuillets de cuivre, de Fabien Clavel, Editions ActuSF : Fabien Clavel est désormais à la tête d’une œuvre dont la profusion (plusieurs dizaines de titres), la variété (tous les registres, tous les sous-genres de SFFF, pour jeune public et pour adultes) et surtout la grande qualité générale en font sans nul doute un des auteurs les plus importants de l’imaginaire française – voilà qui est dit ! Un des points saillants de cet ensemble consiste en une érudition brillante – voir ses variations sur l’épopée grecque, la matière arthurienne ou le Dracula de Stocker… Feuillets de cuivre, roman policier steampunk, non seulement ne fait pas exception, mais s’affiche même comme construction de bout en bout intertextuelle, comme texte tissé d’autres textes, né de, par et pour eux, leur rendant hommage. : « tout est dans les livres. Notre vie n’est qu’un feuillet détaché de l’ouvrage gigantesque du monde » (p. 139). On suit une série d’enquêtes, comme autant de nouvelles « whodunnit », menées par le même policier, Ragon, au fil de sa carrière. Toutes reliées d’une manière ou d’une autre à un livre, les investigations se déroulent dans un Paris de la fin XIXème qui évoque en outre moult souvenirs de lectures – la grande tradition du roman réaliste, les succès des feuilletonistes, les premiers détectives, les poètes symbolistes, les détectives de l’étrange, le fantastique de l’hésitation… Cet espace-temps se révèle peu à peu légèrement différent du nôtre : c’est donc une uchronie, tendance steampunk. Mais les déviations demeurent si discrètes qu’il ne s’agit jamais que d’éclats en marge du récit – un président français appelé Cantel, évoqué au détour d’une phrase, par exemple. En revanche, l’intrigue d’ensemble reproduit à plus grande échelle le même glissement, sans doute le plus prégnant du projet, qui vise à nous faire passer, presqu’insensiblement, d’une dominante réaliste, avec des meurtres tous « bizarres », certes (une chambre close, un cadavre hermaphrodite…), mais susceptibles d’une explication rationnelle, à un surnaturel libéré de tout entraves, élevant la lutte à des enjeux métaphysiques. L’architecture mise en place impressionne par l’ampleur et la rigueur des connaissances déployées : pas moins de deux textes, une préface d’Etienne Barillier et une postface d’Isabelle Perier, viennent en éclairer les références. C’est presque trop, car le texte se défend bien tout seul. Peut-être manque-t-il en revanche, pour enchanter ses pages, d’un peu de chair et de sang – de façon paradoxale : il s’agissait en effet d’un des grands sujets du livre, l’incarnation des esprits, et d’un des thèmes traités avec le plus grand soin (le corps de Ragon, obèse, est omniprésent) ; mais pas son aspect le plus réussi à mon sens.

Le Sang des Princes, tome 1. L’appel des illustres, de Romain Delplancq, éditions L’Homme sans nom : nouveau venu de la fantasy française, Romain Delplancq déploie d’emblée un univers fort séduisant, très riche et superbement présenté. Les noms y sont français et italiens, le niveau de développement technologique évoque les Lumières, le gouvernement et les arts la Renaissance. Deux pôles principaux s’y dégagent : d’abord la famille Spadelpietra, dirigeants éclairés et très aimés de Tandal et de la Slasie. Leur règne est tellement synonyme de progrès et de prospérité que nul ne songe à questionner la légende de leur ascension, quelques décennies plus tôt. D’autre part les nomades Austrois, farouches artistes en roulotte, musiciens et constructeurs d’automates, détenteurs de secrets technologiques qui leur assurent protection et neutralité. Au milieu, assurant le lien entre eux, Mical, un jeune peintre aux origines obscures et aux yeux vairons, qui a grandi dans un monastère isolé et que soudain son talent semble placer au cœur d’enjeux qui le dépassent.  
Beaucoup de pierres d’attente sont posées dans ce volume d’introduction, très prometteur - un indéniable talent pour la peinture de situations, avec une grande attention aux détails et un style délié. En termes d’intrigue cependant, on reste encore sur sa faim : l’auteur prend son temps pour nous familiariser avec son univers, et trop de pistes lancées n’aboutissent finalement pas à grand-chose, et ce à de trop nombreuses reprises. On en vient à souhaiter que Mical se laisse capturer pour qu’enfin la situation s’éclaircisse un peu et permette un peu plus de progression ! J’attends avec bon espoir la suite de ce qui s’annonce comme un beau cycle, dans la grande tradition des mondes secondaires et des secrets ancestraux enfouis. 
 
L’autre herbier, Nicolas et Amandine Labarre, Moutons Electriques : Amandine Labarre, illustratrice de grand talent repérée pour son Prix des Imaginales 2013 (meilleure couverture pour Porcelaine d’Estelle Faye, déjà aux Moutons électriques) s’associe ici à son frère Nicolas, universitaire spécialiste de bande dessinée, pour un ouvrage au format original. L’autre herbier se présente comme un album d’une centaine de pages imprimées dans des tons sépia, et comme un roman graphique d’un style particulier, plutôt destiné aux bons lecteurs, voire aux adultes : un vrai texte, très présent, illustré de grandes images, très belles, souvent en pleine page ou double page. On pressent une élaboration commune des deux créateurs, comme si les créatures dessinées suscitaient l’histoire, l’orientaient – en tout cas elles éclairent l’évidente dimension visuelle présente également dans les mots. C’est l’histoire d’une petite fille, Valentine, qui se perd dans les bois d’été et découvre un autre monde. Merveilleux, peuplé de microsociétés d’animaux anthropomorphes et d’hybrides volants, cet univers sylvestre se révèle aussi limité, prisonnier de ses rituels, habitudes et croyances. Valentine voudrait repartir, mais comment ?  On songe évidemment à l’imaginaire de Miyazaki, à son animisme, à ses chemins initiatiques parfois cruels : un mug Totoro figure d’ailleurs sur l’illustration du 2ème chapitre ; le cerf-monde aux bois-forêts évoque la divinité naturelle de Princesse Mononoke, la touchante Valentine aux yeux de chat est une grande sœur de Chihiro. Une belle morale se dégage de cette aventure très lente et franchement contemplative : la poésie et la musique comme liens au monde,  la nécessité pour grandir de chercher toujours, sans jamais oublier.
 
Anne Besson 
 
 

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