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Un mois de lecture, Anne Besson - mars 2016
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Un mois de lecture, Anne Besson - mars 2016

Tellucidar de Jean-Luc Marcastel, Scrinéo : Figure du milieu de l’imaginaire aux multiples talents, Jean-Luc Marcastel est fameux pour ses romans jeune public (ados), depuis Louis Le Galoup et La Geste d’Alban au récent Praërie, en 2 tomes déjà chez Scrinéo, sur un peuple réduit à la taille d’insectes – La seconde vie de D’Artagnan, chez Matagot, se voyant pour sa part attribué le Grand Prix de l’Imaginaire Jeunesse en 2015. C’est dire avec ces derniers titres que l’entreprise, qu’il poursuit dans ce premier volume de Tellucidar, consiste à revisiter de grands « pays » de notre imaginaire populaire, thèmes, personnages, pour leur donner une « seconde vie », les rapprocher des nouvelles générations de lecteurs. Pour Tellucidar, le modèle est clair, reproduit à une lettre près : « Pellucidar » de E.R. Burroughs est un des plus célèbres exemples de ce sous-genre des « Terres creuses » qui fut extrêmement prolifique (un autre monde à l’intérieur du nôtre), mais certes pas la plus connue des œuvres de Burroughs, auteur aussi des « Tarzan » ou du cycle de Mars, « Barsoom », récemment remis sous les projecteurs par son adaptation cinématographique, John Carter. Burroughs, qui écrivait dans les années 1910 et 20, reste un des meilleurs représentants d’une époque de l’imaginaire où les genres, aventure, fantasy, SF, se fondaient de manière parfaitement fluide.
 
D’excellentes références donc dans ce roman, des « mauvais goûts » revendiqués, dont il se trouve que je les partage, pour les vieux pulps, les princesses guerrières en tenue légère et les figurines de jeux de rôles qui leur redonnent vie… Ce premier volume se déroule en effet dans notre monde (ou presque : dans celui-là, une entreprise tentaculaire a découvert une nouvelle source d’énergie fabuleuse) où Lucas, grand adolescent élevé par son oncle Patrick à la disparition de ses parents, voit son existence bouleversée quand surgit sous ses yeux des profondeurs un engin inconnu, d’où s’extirpe une superbe jeune fille au physique exotique et une sorte de dinosaure parlant ! La nouvelle bande va alors affronter les premières épreuves, sur le chemin de Tellucidar… 
 
Même si on ne peut vraiment pas dire que le rythme soit lent, j’ai regretté certaines longueurs dans ce volume d’introduction, qui nous laisse aux portes de l’autre monde. Pourquoi notamment tant de caractérisations récurrentes, d’expressions qui viennent décrire quasiment dans les mêmes termes les personnages, souvent à trois, quatre reprises ? Reprendre l’imaginaire et l’esthétique des premiers pulps, d’accord, mais en reprendre les tics d’auteurs qui écrivaient trop vite et le plus long possible, on va plutôt essayer d’éviter ! Suffisamment de questions sont habilement amenées (qu’arrive-t-il aux Cohatlis ?, quelle est la relation entre Lucas et Korè ?) pour me donner tout de même très envie de découvrir plus avant cet autre monde.   
 
Un Empyrée de Dragons, ou comment désigner les groupes de créatures magiques, Jacqueline K. Ogburn, illustré par Nicoletta Ceccoli, traduit par Erwan Quartier, Psyché Editions. 
 
Cet album, court mais superbe, est un bestiaire des créatures surnaturelles de toutes origines – on découvre des variations asiatiques par exemple de tel ou tel groupe, licorne, sirène, monstres des neiges – présentées sur des doubles pages les faisant apparaître, sous leurs différents avatars, sur fond de paysages schématisés. Cette importance prise par l’image implique qu’il vaut mieux aimer le style reconnaissable, un peu kawaï, un peu gothique, de Nicoletta Ceccoli (Daydreams, Beautiful Nightmares…), proche de celui d’un Benjamin Lacombe, et dont on peut se faire une idée par exemple avec le long métrage Jack et la mécanique du cœur. Ce sont pourtant les mots qui sont le cœur de cet ouvrage et font sa spécificité : ce n’est pas n’importe quel bestiaire, c’est un bestiaire des « groupes », des sociétés animales, qui soulèvent, comme son sous-titre l’indique, la question de savoir quel nom leur donner – comme nous parlons d’un « banc » de poissons, d’une « meute » de loups, d’une « nuée d’oiseaux ». Le travail de J.K. Ogburn est donc lexical : c’est un feu d’artifice de création de mots, et ces expressions, « une cascade d’ondines », « une pléïade de centaures », un « renouvol » de phénix, une « bandetta » de harpies, sont les seules à côtoyer les illustrations. Très suggestives, elles font chaque fois rêver aux types de sociétés qui pourraient se développer entre ces créatures qu’on a l’habitude de croiser (au mieux !) en exemplaire unique… Soulignons tout particulièrement pour finir le travail de traduction, pas banal et magistral, accompli pour l’occasion par Erwan Quartier, qui relève ici un défi d’autant plus conséquent que la langue française, contrairement à l’anglais, est très pauvre pour les noms de groupes d’animaux, et les néologismes autant de trouvailles.
 
Les petites fées de New York de Martin Millar, Folio SF, trad. Marianne Groves
 
Cet ouvrage avait complétement échappé à ma vigilance lors de sa parution originale en France en 2009 aux Editions Intervalles, qui publient un beau catalogue de littérature étrangère mais pas spécifiquement d’imaginaire. Bravo à Folio SF pour cette seconde chance donnée aux lecteurs français de découvrir l’écossais Martin Millar ! A la tête d’une œuvre de fantasy décalée, il est d’ailleurs rapproché de pas moins que Terry Pratchett ou Douglas Adams par Neil Gaiman, qui signe la préface en soulignant aussi le parallèle d’inspiration entre son American Gods et les Fées de New York. La proximité s’arrête cependant à un postulat de départ (des créatures surnaturelles venues de pays lointains et de traditions anciennes, se retrouvent dans la grande ville américaine), car les deux auteurs ne l’exploitent pas du tout de la même façon. Millar prend résolument un chemin iconoclaste, trépidant et irrévérencieux : à part peut-être quand il est question de musique (violon, flûtes et cornemuse, ses fées sont des virtuoses des répertoires celtiques), les charmantes petites créatures ailées venues de Cornouilles, d’Ecosse et d’Irlande ne suscitent pas le moindre émerveillement, et plutôt des éclats de rire parfois teintés d’écœurement. Leurs principales activités consistent à picoler jusqu’au coma (c’est déjà comme ça qu’elles se sont retrouvées dans un camion qui a traversé l’Atlantique), à forniquer dès que possible (et avec qui se présente), et enfin, entre autres parce qu’elles ont trop bu et/ou séduit la mauvaise personne, à entretenir de vieilles querelles et de violents combats entre clans et peuples… Morag et Heather, amies et rivales, se targuent une fois à New York d’aider chacune un humain, un infect vieux garçon pour l’une, une jeune artiste hippie, inspirée mais très malade, pour l’autre ; quand elles n’attirent pas tous les SDF du coin, sensibles à leur aura et aux pouvoirs de symboles qui échappent à la norme. L’autre trait frappant de cette écriture, c’est son rythme, alternant de façon très rapide entre de multiples lignes d’intrigue (car pendant ce temps-là, dans les différents coins de Grande-Bretagne, on se révolte, on s’aime, on poursuit les fugueuses…) – comme dans un montage cinématographique rapide et même parfois stroboscopique, on voit les différents personnages converger, se heurter, s’écarter à nouveau – la trajectoire erratique du « pavot à deux têtes », convoité par chacun, est à cet égard éloquente. Au total, une lecture revigorante et subversive, une voix/voie différente de l’imaginaire, qui gagne à être connue.
 
La Fille qui navigua autour de Féérie dans un bateau construit de ses propres mains, de Catheryne M. Valente (illustrations, Ana Juan, trad. Laurent Philibert-Caillat), Balivernes Editions
 
J’adore Catheryne M. Valente, sa fantaisie toujours mêlée de gravité, et le profond regard posé par ses ouvrages sur le rôle de l’imaginaire dans nos vies. A ma connaissance pour l’heure un seul de ses romans était traduit (chez Eclipse Panini), Immortel, mêlant les contes folkloriques russes aux heures les plus tragiques de l’URSS. La Fille qui navigua… (Prix Locus jeunes adultes), qui fait partie d’un cycle plus vaste, Féérie, mais se lit parfaitement de façon autonome, est le second, et c’est une excellente initiative des éditions Balivernes, spécialisées en littérature de jeunesse. Le périple de la jeune Septembre, un aller et retour en Féérie à la suite du Vent Vert, se présente comme la compilation rêvée des plus grands classiques de la fantasy jeunesse, revisitée de façon à la fois astucieuse et charmante. Une petite fille s’ennuie dans son Nebraska natal, la guerre a emmené son père au front et sa mère à l’usine, quand un personnage merveilleux l’emporte par la fenêtre, et l’amène aux frontières de Féérie, où l’on pénètre par un « trou champignonneux, racineux, verdeterreux », où l’on croise toutes sortes de créatures, une clé volante, des horloges arrêtées, une méchante reine (une Marquise en réalité) affublée d’un fameux chapeau, des léopards domestiques parlants… Autrement dit, beaucoup de James Barrie (Peter Pan et son Neverland), beaucoup de Lewis Carroll (Alice et son Wonderland), beaucoup de Franck Baum (Dorothy et son pays d’Oz), pas mal de C.S Lewis, un peu de Pullman ou de Rowling, le tout dans la langue et la structure d’un conte traditionnel, et bourré d’inventions nouvelles qui n’appartiennent qu’à Valente. Si l’on ajoute les belles leçons, sans lourdeur aucune, sur le rôle de la désobéissance, l’autonomie des femmes, les pertes nécessaires et les choix douloureux sur le chemin de l’initiation, on se retrouve avec un très gros coup de cœur ! 
 
Anne Besson 
 
 

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