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Une femme au bord du temps

Marge Piercy (Auteur), Marie Koullen (Traducteur), Claire Malary (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Anglais
Aux éditions : 
Date de parution : 14/04/2022  -  livre
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Une femme au bord du temps : le basculement qui vient ?

Ce qui a été, ce qui est, ce qui serait possible. Plongez dans plusieurs mondes sur ces 500 pages finement ciselées. Vous n’en sortirez pas indemnes.

Une pépite de la science-fiction américaine

Les éditions Goater poursuivent avec Une femme au bord du temps (paru en anglais en 1976) leur travail de traduction de pépites de la science-fiction américaine. Avec Nisi Shawl et Nalo Hopkinson, la traduction de Marge Piercy vient combler un manque en France.

Marge Piercy n’est pourtant pas une inconnue : née en 1936 à Detroit, la poétesse et militante a vu son œuvre de science-fiction He, She and It remporter le prestigieux prix Arthur C. Clarke en 1993, et son roman Gone to Soldiers a figuré sur la liste des meilleures ventes du New York Times.

Un roman puissant et difficile à lâcher présenté dans un écrin de qualité avec une couverture superbement illustrée par Claire Malary et une traduction de Marie Koullen qui invente avec brio une langue neutre fluide et musicale.

La tragédie des petits

D’abord, le monde de Connie, ou Consuelo Ramos, une chicana d’une petite quarantaine d’années dans les États-Unis de la fin des années 1970, qui se débat face à la machine administrative à broyer les pauvres. La prison lui a ravi son compagnon et l’assistance sa fille. Pour avoir répliqué avec violence aux agressions de l’homme qui malmenait sa nièce, elle est internée de force.

Femme, racisée, déboussolée, ayant des antécédents psychiatriques, sa parole ne vaut rien : sortira-t-elle un jour du déshumanisant labyrinthe psychiatrique ? D’autant plus que son pavillon doit intégrer un programme de traitement expérimental des plus étranges ?

Pas besoin d’outrance : la tragédie de l’existance se révèle dans des détails d’une désarmante cruauté.

Ensuite il y a le monde de Luciente, que Connie voit apparaître comme une hallucination : voyageyr temporel qui vient d’un futur utopique social, féministe et écologique.

« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »

Mattapoisett est organisé selon la devise : « Individu ne doit pas faire ce qu’individu ne peut pas faire ». Un écho de l’adage socialiste et anarchiste : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».

Au fil de l’intrigue, on découvre une organisation économique et politique précise dans son application concrète. Une grande force de la forme romancée pour les utopies, comme le démontre aussi le brillant Bâtir aussi des Ateliers de l’Antémonde (Cambourakis).

Rotation des postes de pouvoir, prises de décision, propriété commune, famille affinitaire et élargie, place des enfants dans la citoyenneté, gestion des conflits… Le panorama est vaste, et toujours discuté par les réticences, rebuffades et critiques de Connie.

« Si une personne peut faire quelque chose… d’important, pourquoi devrait-elle émincer des oignons ? » s’étonne-t-elle. Ce à quoi on lui répond : « Manger n’est pas important ? »

Car Marge Piercy ne se contente pas d’organisation. Elle n’oublie pas un aspect beaucoup moins abordé dans les sociétés imaginaires de la SFFF : notre conception de la place de l’humain dans la société, les rapports de pouvoir sexistes, racistes, l’hétéronormativité, la binarité de genre.

La critique est radicale : on épargne pas les racines de ce qui nous pousse dans des classes sociales genrées, y compris le couple moderne (cette « dyade instable, féroce et vorace »).

Mais tout n’est pas parfait : malgré une société qui s’efforce de contrer tous les rapports de domination et d’exploitation, les drames personnels ne disparaissent pas. Et le consensus n’est pas général : Mattapoisett est en guerre.

D’autres futurs possibles

Au gré des rêves et des voyages de Connie, on voit aussi d’autres mondes, dont une dystopie d’une violence crue où tout est optimisable, consommable et jetable, à commencer par les êtres humains.

D’autres futurs possibles. Ceux que Marge nous brosse, ceux qui naissent dans la tête de Connie, et ceux qui naissent dans nos têtes.

« Parra la fascinait. Elle ne pouvait pas avoir plus de 21 ou 22 ans et pourtant elle faisait office de juge. Docteur en rivières. Elle-même pourrait être une personne comme ça, ici. Oui, elle étudierait comment réparer le paysage pillé, soigner les rivières bloquées par là souillure. Veiller sur la terre dilapidée pour un profit rapide en culture de rente. Alors, elle serait utile. Elle s'aimerait, comme elle l'avait fait pendant la période brève où elle s'était impliquée dans la farce de la lutte contre la pauvreté. Elle serait respectée. Voilà Consuelo, ils diraient, docteur en terre, protectrice des rivières. Ses enfants seraient fiers d'elle, ses amants ne se détourneraient pas d'elle, ne mourraient pas en prison, ne seraient pas abattus dans la rue comme Martín. […] À Mattapoisett, elle aussi aurait le respect. »

Un roman qui nous embrase

Une femme au bord du temps nous parle des sorcières qui existent dans notre monde et ce que notre monde fait d’elles. Elle nous parle de l’impasse des hommes victimes de leur honneur. De la honte d’être une femme abandonnée, perdant études, famille et économies pour un avortement à six cents dollars pratiqué sans anesthésie. De çols (celles et ceux) dont la parole et les émotions ne comptent pas.

Un roman engagé d’une grande émotion et un cri de révolte fait pour allumer un feu.

Comme le dit Voyageuse à propos du voyage temporel :

« Nous ne pouvons pas faire les choses dans le passé. Nous pouvons seulement parler à çols qui écoutent. »

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