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Une fille comme les autres

Benoît Domis (Traducteur), Jack Ketchum ( Auteur)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/12/2006  -  livre
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Une fille comme les autres

« Nous avions presque de quoi lui en vouloir. Son échec nous renvoyait en plein visage l’impuissance qui était la nôtre. L’expression n’être "qu’un enfant" venait de prendre un sens nouveau, à la fois menaçant et inquiétant, un sens que nous avions peut-être toujours su être là, mais auquel nous n’avions jamais eu à penser. Merde, ils pouvaient nous balancer dans une rivière s’ils le voulaient. Nous n’étions que des enfants. Nous étions la propriété de nos parents. Nous leur appartenions, corps et âme. Face à n’importe quel danger réel provenant du monde des adultes, nous étions condamnés. Ne nous restaient que le désespoir, l’humiliation et la colère. »

Été 1958. L’été s’annonce comme les autres pour David, l’un des gamins de l’impasse. Pêche aux écrevisses, fête foraine, et autres jeux d’enfants… Sauf que cet été-là, l’impasse compte deux nouvelles habitantes : Meg et Susan Loughlin, deux orphelines dont les parents viennent de décéder dans un accident de voiture, et qui en portent encore sur elles les séquelles – cicatrices pour l’une, fractures pour l’autre. Leur garde a été confiée à Ruth Chandler, une femme abandonnée par son mari et qui élève seule ses trois enfants : Donny, Willie et Woofer. Deux nouvelles voisines pour David, juste dans la maison d’à côté.

The Girl Next Door est le troisième roman publié en France de Jack Ketchum, après deux excursions lointaines dans la défunte collection Gore des éditions Fleuve Noir. Dans ce court roman (ne vous fiez pas à l’épaisseur du livre), Ketchum nous parle de l’enfance et de certaines de ses plaies qui ne cessent de se rouvrir.

La littérature « fantastique » a souvent eu un rapport particulier à l’enfance, faisant régulièrement des enfants leurs protagonistes, et s’attaquant de manière frontale à cette phase de la vie, à cet âge où l’imaginaire commence à s‘estomper et où apparaissent les premiers choix d’adulte - et les premiers mensonges aussi. Le roman de Ketchum se place ainsi dans la continuité de ces auteurs ayant grandi dans les fifties (King, Simmons, Rasnic Tem, Lansdale, Jeter…), ayant des comptes à régler avec cette époque et avec leur propre enfance, leurs propres fantômes.

« Des images me hantaient.
Meg, riant sur la grande roue, ou au ruisseau, allongée sur le Gros Rocher. Meg, dans le jardin, en short et haut de maillot, coiffée d’un chapeau de paille. Courant d’une base à l’autre, vite, sur le terrain de jeu. Mais, surtout, Meg, nue, baignée par le feu de ses propres efforts, vulnérable et offerte. »


Les deux premiers tiers du roman sont imparables. Le lecteur plonge dans la confession de David, qui maintenant âgé de quarante et un ans, relate l’été de ses douze ans : son amitié un tantinet amoureuse avec Meg, la fragilité qui berce sa vie et celle de ses compagnons, le divorce annoncé de ses parents qui ne vient pas ; les failles d’une société, d’un monde sans règles mais où des règles imposées font que les choses anormales ne se disent pas car elles n’existent pas, et que de toutes façons elles finiront par passer sans histoire et sans dommage… en théorie.

Au fur et à mesure que l’été s’installe, David prend conscience de la place particulière qui est réservée à Meg dans l’impasse et dans la maison des Chandler. Trop jolie, fragilisée par l’accident qui l’a conduite ici, trop vulnérable au regard de sa famille adoptive et des autres enfants. Elles deviennent vite, elle et sa sœur, victimes des sentiments exacerbés des uns et des autres. David devient ainsi le spectateur passif du Jeu qui se joue dans l’impasse, de cette escalade dans une violence absurde, de la découverte de cette violence inattendue chez ses camarades et surtout de sa propre violence contenue ; violence accentuée par la naissance du désir sexuel chez les uns et les autres.

« Oh, mais alors tout va bien… Maintenant ta mère sait que nous ligotons des petites filles nues aux arbres. Super ! »

Roman réaliste, sans aucun élément emprunté à l’imaginaire, sur l’âpreté de l’enfance, The Girl Next Door bascule dans le roman d’horreur quand le Jeu finit par dépasser ses propres initiateurs. Cette transition est réussie sur la forme : le roman se lit d’une traite ou presque, le rendu des événements et des sentiments du narrateur reste juste et réaliste ; la familiarité de ton et la sympathie implicite de David implique le lecteur dans l’observation des événements relatés. Cependant, sur le fond, le propos perd de son ambiguïté et de son intérêt. Au fil du roman, une fracture entre le narrateur et les autres personnages s’opère, laissant entre eux un clivage résolument manichéen en lieu et place du doute initial qui voilait les motivations des uns et des autres. Le dernier tiers du récit est aussi plombé par une pseudo-révélation - une confession de Susan faite à David - aussi légère que grotesque.

Si on peut apprécier l’habileté de l’auteur à détourner les archétypes principaux de son roman (le bon garçon et la jolie fille) de leurs destins tracés pour les plonger dans un roman noir presque sans espoir, il est regrettable que ses personnages n’aillent pas justement au-delà de ces archétypes. Il est également dommage que Ketchum ait choisi de prendre un narrateur falot (Donny aurait été plus intéressant par exemple) ; ce faisant il se met trop à l’écart du récit et n’affronte jamais véritablement son sujet. Autrement dit, au lieu de s’intéresser à la noirceur sous-jacente à chaque être humain, Ketchum – ou son narrateur – la réfute et la reporte exclusivement sur ceux qui en sont les révélateurs, allant même jusqu’à leur dénier leur statut d’humain. Est-ce là une ruse ou un échec de l’écrivain ? L’épilogue et la postface de l’auteur confirment la seconde hypothèse. The Girl Next Door se contente donc d’être un simple roman sur la violence, sur ceux qui la véhiculent et sur ceux qui ferment les yeux dessus.

« "Est-ce que les enfants vont bien ?"
J’ai appris depuis longtemps à ne pas la troubler inutilement. "Oui, Evelyn, lui dis-je. Bien sûr qu’ils vont bien. Retourne te coucher."
Mais les enfants ne vont pas bien.
Ils n’iront plus jamais bien. »


Les réserves émises plus haut, si elles gâchent un peu le final du roman, n’en font pas moins un très bon livre – probablement l’un des meilleurs de ce début d’année dans les collections dites d’imaginaire. Prenant, attachant et émouvant, The Girl Next Door risque de laisser des fantômes errer longtemps dans votre esprit à défaut d’avoir réussi à réveiller les vôtres.

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