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Université de l'Imaginaire : Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
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Université de l'Imaginaire : Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire

 
Le cyberpunk américain a joué un rôle important dans la littérature de science-fiction : il a permis de la dépoussiérer des thèmes rebattus de space opera, d’explorer certains aspects des nouvelles technologies, de tracer la limite entre comportements déviants et corrects, de rendre encore plus poreuse la frontière entre l’homme et la machine, de dépasser les approches dualistes réel-virtuel. Un rappel historique de ce mouvement littéraire américain n’est pas inutile. Ce courant imaginatif a vite gagné la France et nous verrons sa réception sur le marché éditorial comme son appropriation par les écrivains de science-fiction d’expression francophone. Cela nous permettra étudier la spécificité du cyberpunk français tout en regardant comment cette littérature d’anticipation extrapole ou incorpore les nouvelles technologies. Ainsi, il devrait être possible de montrer quel rapport le cyberpunk français entretient avec la science et la technique au travers du cas exemplaire des mondes virtuels intra-fictionnels.
 
 
 
Il était une fois en Amérique… le cyberpunk
Un courant marginal s’est dessiné dans la science-fiction américaine au début des années 80. Il a été dénommé cyberpunk et s’est fédéré principalement autour de William Gibson, Bruce Sterling et quelques autres. Très rapidement, ce courant a su forger un nouveau langage à l’imaginaire et aux métaphores puissants. Il a aussi engendré une littérature inventive, saturée de technologie au service des univers virtuels, et a généré une mythologie du corps.
À la fin des années 80 et au début des années 90, aux États-Unis, le cyberpunk devient l’épiphénomène du paysage littéraire révélant un sous-genre ambitieux de la science-fiction. Il quitte alors les revues spécialisées de science-fiction pour apparaître sur les couvertures de magazines ou dans les colonnes de journaux1 . C’est avec Neuromancien de W. Gibson que le cyberpunk émerge dans la conscience du public et focalise l’attention des médias. Il est vrai que le roman rafle quatre prix prestigieux dans le domaine science-fictif l’année même de sa sortie : le Nebula, le Hugo, le Philip K. Dick et le Ditmar, équivalent australien du Hugo2 . La critique applaudit des deux mains tant à une forme d’écriture touffue et imaginative qu’à l’extrapolation de la société du futur. Le cyberpunk devient fréquentable par la critique, les journalistes et les lecteurs peu familiers à la science-fiction. Alors que deux anthologies de textes paraissaient l’année suivante3 , W. Gibson, B. Sterling, L. Shiner ou P. Cadigan connaissent alors une notoriété officielle et leurs noms sont copieusement utilisés par la machine publicitaire. Si Neuromancien n’est pas le premier texte cyberpunk comme nous le verrons, il est indiscutablement le plus représentatif et, dans l’imaginaire collectif, la formule bien que restrictive mais schématique, se résume à : Cyberpunk = Gibson = Neuromancien.
C’est dans un contexte médiatique de banalisation que le cyberpunk suscita des débats ontologiques chez les universitaires et les critiques littéraires. Frappés par la noirceur des fictions cyberpunks, certains ont vu la dénaturation de l’être vivant, l’évaporation de l’organique au profit de la machine alors que d’autres, a contrario, n’hésitaient pas à dire du cyberpunk en général, et du travail de W. Gibson en particulier, qu’ils représentaient le degré ultime de la littérature postmoderne4 .
Du mot à la chose
Le rapprochement des vocables, « cyber » et « punk », présente un aspect incongru et, en tout cas, laisse percevoir l’antithétie du néologisme. D’un côté, on trouve le préfixe grec « cyber », du verbe kubernáō, mentionné dès Homère et signifiant initialement « gouverner un navire »5 . Outre un sens technique, kubernáō prend aussi le sens pratique et général de « diriger », « gouverner ». On en a tiré la cybernétique, discipline qui étudie le contrôle et la transmission des messages chez les machines et les êtres humains, dont le mathématicien Norbert Wiener (1894-1964) s’est vu attribuer la paternité6 .
De l’autre côté, on tient un terme argotique américain des années 50 voulant dire « petit voyou, morveux », mot dont le sens argotique évoluera, dans l’Angleterre des cités industrielles, pour désigner la frange d’une génération urbaine en rupture totale avec le système politico-économique, la tradition et l’autorité de la fin des années 70. Le mot « punk » reste notamment associé au style musical des Sex Pistols et aux slogans anti-etablishment « No future ! » ou « Do it yourself ».
En première approche, le terme évoque la préséance du « cyber » sur le « punk » comme le suggère l’ordre du mot composé. Mais cette idée assez intuitive conduit néanmoins à une impasse. Il est toujours facile de repérer dans l’histoire les emprunts, les influences ou les prodromes de l’informatique oo du mouvement punk. Il vaut mieux prendre, nous semble-t-il, cette combinatoire surréaliste et cerner son inscription dans un contexte socioculturel pour appréhender son apparition récente.
Le mot « cyberpunk », oxymoron mariant la technosphère, les ordinateurs à l’imaginaire social, à la violence anarchique et à une forme de contre-culture, apparaît en novembre 1983 dans le titre court et visionnaire d’une nouvelle écrite trois ans auparavant par Bruce Bethke7 . Il est question d’un groupe d’adolescents, s’émancipant de l’autorité familiale et institutionnelle, jouant les pirates informatiques qui manipulent notes scolaires et comptes bancaires par l’entremise de leur ligne téléphonique8 . Dans « Etymology of Cyberpunk », B. Bethke est revenu sur l’origine du mot et le contexte de création9 . B. Bethke voulait inventer un terme significatif associant l’attitude rebelle de la jeunesse aux nouvelles technologies pour des raisons purement commerciales. En donnant un titre incisif à sa nouvelle, facile à retenir et aux sonorités étranges, il était loin d’en imaginer la popularité.
Cette appellation est reprise plus tard par Gardner Dozois dans le monde des livres du Washington Post consacré à une nouvelle génération d’écrivains de science-fiction. Dans cet article G. Dozois oppose les humanistes aux cyberpunks, écrivains formant une nouvelle école esthétique, qu’il qualifie de « purveyors of bizarre hard-edged, high-tech stuff, who have on occasion been referred to as cyberpunk – Sterling, Gibson, Shiner, Cadigan, Bear »10 . Le critique-auteur-éditeur reconnaît volontiers que le terme circulait auparavant dans le milieu de la science-fiction. Cette dénomination clanique a suscité des réserves et des critiques mais s’est finalement imposée au plus grand nombre11 . À ce jour le mot « cyberpunk » reste dans l’antichambre de l’acceptabilité linguistique par le dictionnaire de la langue française.
Du mouvement au cyberpunk
Avant d’être reconnu comme un sous-genre de la science-fiction par le journalisme, le cyberpunk a existé sous la forme d’une communauté littéraire dite « le Mouvement ». De 1983 à 1986, B. Sterling a édité une série de bulletins d’une page, désinvoltes et provocateurs, intitulés Cheap Truth [Vérité à bon marché]. Sous le pseudonyme de Vincent Omniaveritas, il dénonçait au côté de W. Gibson, L. Shiner, R. Rucker, P. Cadigan et G. Bear une science-fiction dogmatique et somnifère, jugée trop traditionnelle. Ces quadragénaires élevés dans les valeurs de la contre-culture, du cinéma, du rock et des expériences psychédéliques, nourris aux auteurs de la New Wave, concevaient plus leurs écrits comme des énergies musicales saturées que comme des livres 12
 
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Comment définir cette nouvelle tendance de la science-fiction ? La meilleure manière consiste à laisser B. Sterling, le théoricien-catalyseur du groupe, en brosser les traits caractéristiques. Dans la préface donnée à l’anthologie-manifeste de douze nouvelles, Mozart en verres miroirs, ce porte-parole officieux reconnaît la dette du cyberpunk envers des écrivains comme J.G. Ballard, M. Moorcock, O. Stapledon, P.K. Dick, T. Pynchon, B. Wolfe, W.S. Burroughs. B. Sterling argue du fait que le genre reflète bel et bien une stylisation de la culture technologique dont les auteurs de science-fiction et le public ont pris conscience. Pour B. Sterling, le Cyberpunk est l’interpénétration de mondes jadis distincts, celui de la high-tech et de l’Underground pop. Il y voit une alliance entre l’intégration de la technologie et de la contre-culture, une manière efficace d’exprimer la diffusion de l’anarchie au niveau de la rue. Le cyberpunk, produit bien ancré des années Reagan, revendique fièrement l’héritage bouillonnant de la New Wave et de celui de la Hard Science13 .
Bien qu’il soit vain de définir objectivement le cyberpunk, les « pères fondateurs » ayant toujours refusé cette étiquette14 et l’enfermement qu’elle représente, il est toutefois possible d’en dégager quelques grands axes.
Les histoires cyberpunks se déclinent majoritairement dans un futur proche à l’atmosphère glauque et étouffante de gigantesques conurbations mondiales15 . Fascinée par les interzones, cette littérature désenclave la rue, le quartier pour l’étendre à l’échelle globale. L’effacement du territoire, l’absence de frontières, est symptomatique de la représentation du monde vu comme cartographie globale. Dans un environnement urbain délabré, les transnationales peu scrupuleuses (zaibatsu ou trusts) organisées comme des clans s’affrontent pour leur hégémonie dans un climat de violence.
Une autre caractéristique notable des fictions cyberpunk demeurent la captation des nouvelles technologies (ingénierie génétique, intelligence artificielle, réseaux de communication), la légitimation des intrusions corporelles (cyborgisation) tout en créant une nouvelle esthétique du corps en le marchandisant 16.
Les protagonistes des romans cyberpunk sont des pirates informatiques, des geeks branchés sur le réseau17 , des dealers18 , des tueurs à gages, des zonards amateurs de rock, des yuppies déchus19 , des rebelles trop accrochés aux valeurs individualistes pour paraître révolutionnaires. Il s’en dégage une société corporatiste sujette à la culture de masse. Mais ces protagonistes sont à même de s’approprier les matériaux de la culture populaire pour leurs propres besoins ou intérêts. Ces anti-héros de la contre-culture savent se connecter sur la vaste infosphère, se brancher sur les données numériques pour accéder aux fichiers secrets des multinationales ultra-protégées. La mise en scène de personnages candides, désengagés politiquement, compétents et « branchés » témoigne de la volonté de les faire apparaître comme représentatifs de la société actuelle, à savoir comme des êtres consensuels. On n’est pas loin d’un modèle de type féodal avec d’un côté le pouvoir de la rue laissé aux anonymes et aux laissés pour compte, de l’autre la puissance des méga-entreprises et de leurs dirigeants siégeant dans leurs bureaux au sommet de building de verre et d’acier.
Les publications cyberpunks et notamment Neuromancien ont eu l’effet d’un séisme dans le paysage de la science-fiction des années Reagan. Durant cette période, le tandem Gibson / Sterling fonctionna à merveille. Tant est si bien que Tom Maddox a pu dire que si W. Gibson a donné le moteur, l’intensité polémique de B. Sterling a fourni la roue d’entraînement20 . Qu’en fut-il en France ?
 
 
La réception du cyberpunk en France
En cette première décade du XXIe siècle, le paysage éditorial français des littératures de l’imaginaire reste un domaine qui ne semble pas connaître la crise, si l’on en juge par les nombreuses créations de structures éditoriales. Des années 2000 à nos jours, une vingtaine d’éditeurs ont pris pied sur le marché avec des attentes et des succès variables21 . On serait presque tenté de penser que le marché des littératures de l’imaginaire, et particulièrement de la science-fiction, à toujours connu un certain dynamisme et une véritable expansion. Cela ne fut pas toujours le cas.
Escale sur l’horizon des années 80
Coincée entre les temps conquérants de la science-fiction très politisée et contestataire des années 70, dénonciatrice des tabous sociaux-culturels, des dangers pour l’écologie ou d’un certain autoritarisme étatique, et du renouveau commercial et qualitatif vingt ans après, on peut facilement imaginer l’étape intermédiaire, celle de l’entrée dans un tunnel. Car la période couvrant les années 80 et le début des années 90 reste une période de transition dans l’histoire de la science-fiction française.
La désastreuse expérience de cette jeune science-fiction politique, qui portait haut l’héritage de mai 68, entaché des divers antagonismes de domination du milieu, d’une diversification et d’une spécialisation des supports, a laissé des traces. Quoi qu’il en soit, cette phase de récession, selon Jacques Sadoul, voit le public, les critiques comme les médias se détourner du genre22 à moins qu’une désaffection profonde du lectorat et qu’un certain manque de talent ne soient perceptibles23 .
Des symptômes attestent de cette contraction inquiétante du marché : l’arrêt de collections créées dans l’euphorie post-soixante-huitarde. La première collection à disparaître dès 1980 est « Ici et Maintenant » initiée par Bernard Blanc et Rolf Kesselring des éditions du même nom, puis suivent l’année après « Le Masque Science-Fiction » dirigé par Michel Demuth (Éditions Librairie des Champs-Elysées) et « Marabout Science-Fiction » sous la houlette des successeurs de Jean-Baptiste Baronian, Marc Baudoux et Hubert Juin. « Mémoires d’outre-ciel » des éditions Garry, mal distribuées, connaît un sort similaire. C’est tout le département science-fiction des grandes maisons d’édition qui est secoué. Et l’hémorragie est loin de s’arrêter. De 1983 à 1984, « Futurama » aux Presses de la Cité, qui avait publié le Soleil Vert d’Harry Harrison, « Titres SF » chez Lattès dirigée alors par Marianne Lecomte – l’une des rares femmes directeur de collection qui reprenait certains titres de Chute Libre –, « Autres temps, autres mondes » chez Casterman, « Dimensions SF » de Robert Louit (Calmann-Levy) et la collection aux couvertures métallisées argent « Super-Fiction » et « Super+Fiction » de Jacques Bergier et son complice Georges Gallet (Albin Michel), voient leurs ventes insuffisantes pour assurer la pérennité des collections sur un marché fragile 24.
Ce détour dans ce lacis de collections, au bout du compte, s’avère utile pour comprendre la situation quelque peu désespérée de la science-fiction française. Cette désaffection renvoie à un sentiment d’une crise plus générale qui touche les esprits du pays tout entier. Pour l’historien Jean-Pierre Rioux, la perception de la crise polymorphe qui secoue la France des années 80 se traduit par l’émergence d’un monde multipolaire, instable, à l’économie globalisée, dans lequel la croissance démographique, urbaine, technologique, très rapide et ou le contrôle des réseaux et des flux, les technologies de l’information comme de la communication prennent de plus en plus d’importance25 . Il faut se souvenir, à cet égard, du rapport « Informatisation de la société » remis à Valéry Giscard d’Estaing en mai 1978 et présentant l’ordinateur comme une « révolution » impérative de la bureautique à la télématique dont la phase d’expérimentation débute en Bretagne (1980). L’État, en affirmant sa souveraineté par le réseau des télécommunications, vise à s’affranchir de l’hégémonie américaine en matière informatique26 .
La France de cette période connaît le développement de la micro-informatique, voit apparaître les premiers jeux vidéo, les systèmes de vidéotex (le Minitel en 1982), les premières consoles (Atari 2600 en 1981) et ordinateurs personnels (IBM-PC et compatibles dès 1981, le Thomson TO7 de 1982-1984), les premiers réseaux informatiques27 . Au cinéma, elle découvre médusée, le 15 décembre 1982, un film de science-fiction utilisant l’imagerie informatique. Tron raconte l’histoire d’un programmateur licencié par une entreprise de jeux vidéo. En tentant de prouver l’usurpation et l’exploitation de son travail par un collègue peu scrupuleux, Kevin Flynn est projeté à l’intérieur d’un système informatique contrôlé par une intelligence artificielle. La suggestion audacieuse de Steven Lisberger, visionnaire aujourd’hui, de métamorphoser l’homme en créature électronique dans l’univers froid du virtuel n’avait pas été comprise et avait conduit le film a un échec commercial. Les débuts des années 80 sont riches d’initiatives créatrices comme l’exposition immersive pré-cyberpunk MediaØØØ de Yann Minh au Centre National d’Art et de la Culture G. Pompidou durant quelques semaines. C’est donc dans un contexte global passablement dégradé, mais dont certains secteurs très innovants frappent l’imagination, qu’arrive le cyberpunk.
Neuromancien en France
L’année 1985 ne voit pas seulement l’arrivée du Plan informatique dans les écoles, lancé par le premier ministre Laurent Fabius, pour initier des millions d’élèves à l’outil informatique. C’est aussi la parution d’un roman et d’un auteur qui vont faire date dans le paysage de la science-fiction. Neuromancien de William Gibson sort le 14 novembre dans la collection « Fictions », dirigée par Patrice Duvic, Jean-Pierre Andrevon et Dominique Douay chez un éditeur plutôt marqué en sciences humaines, les éditions La Découverte, dirigée par François Gèze. Le texte est donné en traduction à Jean Bonnefoy, connaissance des directeurs de collection, et féru d’informatique et de technologie. Préparée dès les années 1983-1984, « Fictions » est lancée en septembre 1985 avec Armaggedon Rag, de George R.R. Martin, et le parodique Bill, le héros galactique d’Harry Harrison. La collection a pour ambition de faire connaître en France la « nouvelle science-fiction américaine » avec des auteurs peu connus.
Ce roman dystopique, d’inspiration hard boiled, sans conteste le plus célèbre de W. Gibson, inaugure une « trilogie » (Comte Zéro ; Mona Lisa s’éclate) et propose une interrogation sur l’avenir post-humain. Neuromancien est un récit d’anticipation qui évoque un monde façonné par la haute technologie et les biotechnologies, dans lequel des méga-corporations dominent l’économie mondiale. Pour avoir tenté de doubler la corporation qui l’emploie, Henry Case, sorte de cow-boy de l’informatique, voit son système nerveux endommagé par une mycotoxine l’empêchant d’avoir accès au cyberespace, c’est-à-dire de projeter sa personnalité dans la réalité virtuelle. Quand Armitage, à la solde du mystérieux Muetdhiver, lui offre une chance de se racheter en « craquant » les défenses d’une intelligence artificielle en orbite pour pénétrer le programme ultra-secret d’une méta-nationale, la Tessier-Ashpool, Case n’a d’autre choix que d’accepter. Il est aidé et guidé par le spectre d’un hacker synthétisé par ordinateur. Le véritable protagoniste de Neuromancien n’est pas Case, mais une machine célibataire consciente et manipulatrice, Neuromancien, prenant l’aspect d’un jeune garçon dans l’immensité du cyberespace.
De fait, la revue Métal Hurlant consacre un dossier à une nouvelle génération d’écrivains qui redynamisent la science-fiction américaine, les cyberpunks, avec une illustration de Charles Burns28 . Après un rapide tour d’horizon du genre, six écrivains (Bear, Gibson, Rucker, Shepard, Sterling, Swanwick) qui s’en réclament plus ou moins en parle. Les comptes-rendus de Neuromancien, œuvre difficile à aborder, mais portée par un style vif empruntant au langage du polar, puis des fictions cyberpunks, se lisent dans les fanzines ou les revues de science-fiction, dans des magazines de cinéma, de jeux de plateau ou d’informatique 29.
La réception sur le marché éditorial français des fictions cyberpunks venues d’Outre-Atlantique, peu après leur parution en langue originelle, a permis aux écrivains de science-fiction et au lectorat de découvrir puis de se familiariser avec ce nouveau mouvement littéraire. La prise en compte de l’étiquette cyberpunk est pleinement assumée et l’on peut voir le signe d’une certaine reconnaissance dans le corpus de textes mis à la disposition du grand public. Les éditions Denoël, avec Présence du Futur dirigé par la dynamique Élisabeth Gille, font découvrir W.J Williams30 , R. Kadrey31 , B. Sterling32 , la trilogie du détective privé Marîd Audran de G.A. Effinger33 , P. Cadigan 34. Quant aux éditions La Découverte, elles poursuivent la traduction des récits de W. Gibson avec Comte Zéro35 et son anthologie Gravé sur chrome36 . Le roman suivant, Mona Lisa s’éclate37 , sort directement en poche en janvier 1990, signe de la renommée de l’auteur. Afin de mieux familiariser le public au motif avant-coureur du Réseau ou de la réalité virtuelle, le terrain avait été sensiblement préparé par l’anthologie Demain les puces confiée à Patrice Duvic38 .
La recherche universitaire française ne s’est pas intéressée au cyberpunk américain bien qu’actuellement on observe un frémissement dans certains champs disciplinaires 39 . Mais en ce début des années 1990, rares sont les travaux qui lui ont été consacré. L’universitaire nantais Jean-Paul Debenat a été le premier à traiter du sujet dans une dimension informatique et cybernétique, tout en évaluant le rôle joué par la mémoire et les neurosciences40 . Il est revenu par la suite sur les romans de Gibson, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate, notamment sur l’utilisation des divinités-esprits du Vaudou, les Loas 41. Dans un article passé quasiment inaperçu à l’époque, Sylvie Denis a bien mis en évidence la singularité de l’univers gibsonien pour les objets-signes, qui avaient en leur temps fasciné Georges Perec ou Roland Barthes. Cet empire de l’information, ce « supermarché de signe » au « techno-jargon ésotérique », pour reprendre les formules de Pierre-Yves Pétillon42 , est analysé de façon approfondie. Selon S. Denis, le souci de détails, la nature des objets manufacturés et du quotidien, le cadre des transactions, invite à penser que Gibson perçoit l’univers de l’homme moderne comme un monde hyper-culturel où tout objet-signe doit être interprété pour lui-même 43. Qu’en est-il alors de l’influence du genre sur les écrivains de science-fiction francophone ?
 
 
Le cyberpunk d’expression francophone
Les prémisses d’un proto-cyberpunk national
Un peu avant que le cyberpunk joue à plein dans l’imaginaire narratif, des éléments épars le préfigurant se laissent apercevoir. Tout se passe comme si certains auteurs ou dessinateurs avaient saisi le zeitgeist. De fait, Bientôt, une revue mensuelle de vulgarisation en prospective, futurologie et science-fiction, apparaît au printemps 1981. Dès le numéro « Survivre à la bombe », on découvre deux nouvelles annonciatrices. Dans « Les systèmes organisants », Martin Smith est connecté au réseau de l’Organisation grâce à une micropuce logée dans son cerveau. Le résonateur lui donne accès à ce qu’il veut. Martin Smith « était comme tout humain un terminal du système orgateur qui lui transmettait directement ses souhaits » 44. L’autre nouvelle imagine un vieillard impotent devant une console informatique. Mais grâce au Réseau du Transport de Données Encéphaliques, auquel le cerveau est relié, l’homme peut être donneur/porteur et s’immerger dans les délices de l’infini électronique45 . Les illustrations de couvertures d’anthologies ou de revues fournissent un support idéal pour suggérer l’interface homme / machine. Une fille câblée, endormie, aux tatouages bleu luminescent est représentée sur la couverture du Livre d’or de la science-fiction consacré à A. Dorémieux (Paris, Presses Pocket 5094, 1980) par Marcel Lavardet. Isabelle Clevenot peint une jeune fille portant un casque cérébral branché à de multiple fils sur la couverture de Fiction (n°352, Juin 1984) alors que l’anthologie Univers 1982 s’illustre du travail de Éric Ladd. On y voit un homme nu endormi, allongé confortablement sur une sorte de fauteuil de dentiste, sous un casque avec connectique. Non loin de lui, verre et canette trônent sur une table basse. Près de lui, une femme dans le plus simple appareil, en posture de danse, semble vouloir l’embrasser ou le réveiller. Le virtuel a déjà prise sur le réel.
Un rendez-vous manqué avec l’histoire. C’est l’impression que laisse, à l’été 1983, la lecture de la nouvelle de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne46 . « La vallée des ascenseurs » commence avec les inquiétudes du faiseur de miracles Sire Conrad, ancien programmateur du système Wotan, qui matérialise les objets du quotidien dans la cité de Basse-Einf. Conrad est un computerman, vivant en osmose avec Wotan, colossal regroupement des banques de données mondiales, capable de se projeter dans les strates profondes de la computosphère et d’en exploiter les propriétés. Sire Conrad est un neuromancien avant l’heure ! Dans la réalité, l’administration de Wotan envoie un représentant mettre fin à l’expérience de Conrad. Car le computerman va jusqu’à oublier sa vie terrestre pour vivre dans un aspect de la simulation informatique du réel. En fin de compte, dans cette nouvelle hard science sans son xéno-vocabulaire, s’ébauchent les contours du cyberpunk mais plus encore du cyberespace.
Les prodromes du cyberpunk sont à rechercher du côté de Claude Ecken qu’il faut considérer être le premier cyberpunk français. Déjà avec La mémoire totale, il questionnait le monde informatique dans sa fusion avec l’esprit humain47 . Avec L’univers en pièce, Claude Ecken, en détournant le vocabulaire télématique, en y mêlant du vocabulaire russe et des mots-fictions, s’inscrit pleinement dans la lignée du Neuromancien de Gibson, mobilisant hackers, IA, marginaux en révolte et l’hologramme comme synonyme du cyberespace48 . L’intrigue de L’univers en pièce narre l’histoire de 4 sanzors (les sans ordinateurs, anagramme de zonars) qui s’introduisent dans l’appartement du fondateur de l’holographie somesthésique Sergueï Serboukov pour y dérober des codes d’accès aux comptes bancaires. L’affaire tourne mal et l’un des contacts des sanzors, le fils du gouverneur de Paris-Barcelone alors en campagne électorale, est compromis. Dans une société super-informatisée, ou chaque individu possède un égordino et peut l’activer pour répondre à tout appel sans intervenir physiquement, ou chacun vit dans une sorte de procuration holographique, le contact physique devient presque obsolète. Ce roman, passé inaperçu en janvier 1987, dans la dizaine de publications de la collection « Anticipation » qui sortait mensuellement au Fleuve Noir, pressentait les éléments cyberpunks.
Le cyberpunk francophone en action
Un peu moins de dix ans plus tard, de nouvelles publications signalent l’avancée du cyberpunk français dans le droit-fil de Neuromancien. Mieux encore, elles s’en inspirent profondément par allusions directes ou par clins d’œil. L’un des exemples les plus frappants de cet ascendant gibsonien se trouve dans « La stratégie du requin » de Jean-Claude Dunyach49 . Dans cette nouvelle, où le cybermonde est métaphorisé sous la forme océanique, il est fait une mention directe à la phrase introductive de Neuromancien50 . D’autres témoignages s’observent tout au long des romans cyberpunks de Jean-Marc Ligny par l’usage de zaibatsu ou de Basse Réalité (Low Tech) / Haute Réalité (High Tech) que l’on retrouve chez Gibson avec les Lo Tek, mouvement minimaliste envers la technologie et recycleur d’appareils populaires51 . Dans le cybergame Inferno, le personnage de Ange Bleu est au prise avec la reine du sexe Mona Lisa Overlove, avatar piraté sous le contrôle d’un tueur virtuel52 . Ce même nom se transforme par anagramme en Mina Losa chez Christian Vilà53 . Le prénom, peu commun d’une jeune fille devenu l’analogue de la matrice, Devin Destréez est un renvoi à l’aspect prophétique du cyberespace niché dans le titre même de l’œuvre de Gibson : Neuromancien, de neuro « relatif au système cérébral » et mancien, du grec mántis, signifiant « devin », « oracle » 54.
 
 
Ces fictions aux imprégnations cyberpunks variables sont le fait de jeunes ou de moins jeunes écrivains, connus ou débutants, et dont certains sont issus du milieu de la recherche ou du monde de l’informatique55 . On entre pleinement dans le moment cyberpunk français à l’hiver 1992. Dans Plug-in, Marc Lemosquet s’intéresse à l’injection par une IA d’une infection virale meurtrière aux personnes câblées pour tenter de devenir humaine56 . Le motif du pirate informatique est présent dans Penta, où Greg le schizophrène tente de s’évader d’un Q.G. militaire enterré et hautement sécurisé en se connectant sur la Trame57 . Le thème du haker reste utilisé par Laurent Genefort ayant parfaitement intégré les codes du cyberpunk58 . Jean-Marc Ligny demeure l’auteur qui a le plus exploité le genre cyberpunk avec des histoires de détectives traquant des cybertueurs dans un monde au clivage social dichotomique (inners-nantis/ outers-exclus)59 . Il sera récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire pour Inner City. Dans un récit débridé, proche de l’esthétique stylistique gibsonienne, Yves Ramonet narre la conspiration et l’intrusion d’entités virtuelles via les œuvres picturales du Xanadu Museum60 alors que Richard Canal, dans une dystopie africaine en pays bamiléké, rapporte l’infection virale d’une IA pouvant conduire à un coup d’état révolutionnaire 61.
 
 
Vers le milieu des années 1990, passée une certaine standardisation des histoires avec leur techno-jargon, le cyberpunk français s’oriente épisodiquement, pour certains, vers une inspiration sadomasochiste62 , pour d’autres vers l’approfondissement de la réalité artificielle avec le recyclage d’intrigues meurtrières63 . L’accent est mis aussi sur les préoccupations sociales et politiques, sur l’attitude subversive de personnages s’affranchissant ainsi des valeurs traditionnelles autour de thèmes comme la mondialisation et le crash informatique64 , l’appropriation comme le contrôle de tous les moyens de communication de la société humaine par l’émergence de machines conscientes65 , le terrorisme66 ou le sabotage d’intelligence artificielle67 .
Ces technologies d’évasion sont encore sollicitées dans l’exploitation du jeu comme moyen de domination politique et économique de la mafia68 tout en soulevant les dangers de la ludo-virtualité69 . La création d’avatars pose inévitablement la définition de l’humain et de l’intégrité physique et psychique comme dans la nouvelle « L’éternité, moins la vie »70 . Dans Le successeur de pierre, le confinement humain pour raison sanitaire est aboli par l’utilisation d’un réseau virtuel où chacun peut partager la réalité71 . Entre-temps un écrivain français naturalisé canadien, venant du polar, a émergé et a impacté le cyberpunk français par une nouvelle dynamique stylistique : Maurice Dantec. Dans Babylone Babies, un mercenaire à la solde de la mafia sibérienne convoie une jeune femme portant l’embryon du genre (post)humain, fusion de l’ADN humain et de la neuromatrice schizophrène créée dans Les racines du mal, dans une atmosphère post-millénariste72 . La cybercriminalité est l’objet des Fous d’avril où le réseau informatique subit les tentatives d’incarnation d’une IA via les corps de hackers73 . La question de la reproduction artificielle de la vie dans la machine problématise la cognition et l’intersubjectivité.
À ce stade de l’étude, nous voyons qu’en un peu moins d’une dizaine d’année, les motifs élaborés par le cyberpunk américain ont essaimé en France. S’il n’y eut pas, en France, un engouement puis un déferlement médiatique comparable à celui des États-Unis, c’est sans doute parce que le temps de latence entre l’introduction du modèle américain, son incorporation puis son application mimétique ont fait que le peu d’innovation technologique qui le caractérisait fut vite dépassé et rendu obsolète par le développement des technologies avancées. Ensuite, ce nouveau filon fut exploité commercialement et imité passablement sans grande originalité en France dans une sorte d’état d’esprit « de sous-préfecture »74 . Quelles qu’en furent la qualité et la singularité de certaines fictions, leur existence n’a pas suffit à les faire émerger de l’effet de nouveauté radicale apporté par le dynamisme et la fraîcheur du modèle américain. Il nous semble que la quasi-absence d’empilement de tropes, de néologismes ou de métaphores, l’utilisation des fantasmes sur la virtualité dans une dynamique narrative du roman noir, font du cyberpunk français une littérature plutôt fonctionnelle que poétique, formaliste plus qu’innovante.
On ne saurait comprendre l’éclosion de la littérature cyberpunk sans le medium cinématographique rendant plus populaire ce genre novateur. Fort d’un système financier, artistique, marketing et de distribution efficace, favorisant une internationalisation maximale de la culture de masse, les productions hollywoodiennes d’inspiration cyberpunk, et dans une moindre mesures nippones, apparaissent en France. Un des premiers classiques du grand écran, Tetsuo (S. Tsukamoto, 1989), contribue à l’esthétique cyberpunk. C’est également à cette période que le public français découvre Le Cobaye (B. Leonard, The Lawnmower man, 1992) ou Johnny Mnemonic (R. Longo, 1995), issu de la nouvelle éponyme de Gibson, et l’année 1996 est particulièrement riche en sorties : Strange Days (K. Bigelow, 1995), Les pirates du cyberespace (I. Softley, Hackers, 1995), Programmé pour tuer (B. Leonard, Virtuosity, 1995), Virtual Assassin (R. Lee, Cyberjack, 1995) ou le film d’animation Ghost in the Shell (M. Oshii, 1995). Le succès commercial valorisant l’univers cyberpunk viendra avec la trilogie Matrix (A. & L. Wachowski, 1999 ; Matrix Reloaded et Matrix Revolutions, 2003), et eXistenZ (D. Cronenberg, 1999) éclipsant Passé virtuel (J. Rusnack, The Thirteenth Floor, 1999) ou Webmaster (T.B. Nielsen, Skyggen, 1998).
Après avoir vu comment les écrivains francophones se sont imprégnés des traits dominants du cyberpunk, puis leur émancipation limitée, interrogeons-nous sur le versant excessif du cyberespace. En effet, le mot comme la chose, – et c’est l’objet de cette dernière partie –, se répand dans l’imaginaire collectif jusqu’à suggérer un malaise ou un malentendu sur le fantasme technicien.
 
 
Les bonnes ou les mauvaises choses de la techno-science : le cas des espaces virtuels intra-fictionnels
Du bon usage à une vision mortifère des espaces virtuels intra-fictionnels
Le vocable « cyberespace » a connu une irrésistible ascension au cours des dernières décennies. Sa généalogie parait mieux établie et le mot apparaît en juillet 1982 dans la littérature de science-fiction américaine75 pour désigner l’espace virtuel généré par les ordinateurs. Puis, dès le milieu des années 1990, il quitte la littérature pour s’appliquer à la sphère des sciences humaines, et pénètre la culture populaire pour désigner largement le web ou Internet76 . Il a été remarqué que « si la science-fiction part de la réalité pour élaborer ses univers imaginaires, par des mécanismes d’extrapolation, de projection, d’extension de tendances observables dans le monde réel, il faut noter que bien souvent les ingénieurs s’inspirent en retour des visions de la science-fiction pour développer leurs innovations, dans une dialectique permanente entre science et fiction »77 . Déjà Pierre Stolze s’était élevé contre une perception de la science-fiction comme littérature d’idées, démontrant qu’elle n’est en fait que production d’images stylistiques, de transpositions de découvertes scientifiques78 .
Comme nous l’avons vu, si W. Gibson n’a pas crée le mot « cyberpunk », il a, en revanche, fait la gloire du terme « cyberespace » et dessiné les lieux de cette armature visionnaire, une architecture graphique fluide avec interface neurale, dont Internet est la balbutiante représentation métaphorique. Interrogé sur le sujet, l’écrivain reconnaissait se servir « de la science et de la technologie pour faire surgir de nouvelles images. Je pourrais dire [continue W. Gibson] que j’utilise le langage scientifique comme une sorte de poésie. Je suis un pourvoyeur d’icônes populaires »79 . Le langage scientifique ou technologique fourmille de métaphores, d’allégories, si bien que dans le domaine informatique, la corrélation entre l’espace virtuel métadiégétique (le cyberespace) et le monde diégétique (hardware, software) est évidente80 .
Le cyberespace est à la fois un objet mythique iconique dans la culture des technologies avancées et un sujet d’étude. Il mêle intimement le mythe, la techno-science et les études littéraires. Aujourd’hui le cyberespace fait l’objet de recherches universitaires dans le domaine attendu des études nord américaines mais aussi de la géographie et surtout des sciences de l’information et des communications81 . Comment ce motif est-il décrit par les écrivains de science-fiction francophones ?
Précisons tout d’abord que chaque écrivain a utilisé, repris, développé par l’usage de métaphores, le cyberespace de Gibson en le baptisant rézo (Genefort), réseau-monde (Chabeuil), VIB (Vilà), Trame (Brotot), Nasse (Bergeron), puis présenté le support d’entrée à cet espace virtuel infra-fictionnel, l’individu étant directement relié à l’infosphère électronique soit par une fiche temporale, un fil micro-électrique, une prise corticale, des lunettes de virtualisation, une combi-peau. Ainsi L. Genefort décrit la matrice comme :
[…] la somme des systèmes de données, des transits d’informations et de monnaie sous forme électronique. C’était lui [le Rézo] qui modelait le monde, offrant une représentation cognitive consensuelle des échanges. Un univers virtuel sur lequel se branchaient deux milliards d’utilisateurs quotidiens, et qui avait acquis autant de réalité que celle de la rue 82.
Une fois dans la matrice, l’impression de liberté est totale. C’est le cas du hacker Hiéronimus Vox dans une longue description :
Vox resta un moment immobile. Les impulsions électriques le traversaient par vagues rapides. Il se régla sur elles et commença à avancer, lentement d’abord, puis avec plus d’assurance. Le plaisir grandissait en lui à mesure qu’il prenait de la vitesse ; il accéléra encore, approcha de la tour en une large courbe, passa sous elle en rasant ses parois phosphorescentes et monta en spirale jusqu’au sommet. Il était à nouveau câblé ; il se demanda brièvement comment il avait pu supporter d’être aussi longtemps coupé du Réseau, et bientôt même cette pensée disparut, remplacée par des flashes de plaisir pur. Il était libre enfin, libre et seul ; il était un oiseau virtuose, au vol infatigable, et son royaume était l’étendue du Réseau83 .
La matrice est une abstraction tridimensionnelle des informations stockées dans la mémoire des ordinateurs. En pénétrant dans la matrice, Vox survole les fichiers aux parois scintillantes du Dôme de la Connex pour se concentrer sur un logiciel fortement protégé. En revanche, pour Alain Bergeron la plongée dans la Nasse provoque des troubles physiques. L’auteur québécois évoque des spécialistes nommés Fouilleurs de lumière seuls capables de récupérer les informations de logops contaminés. On entre dans la Nasse en enfilant un casque d’introjection et, quelques secondes après, « plongée, chute libre dans un tourbillon. Abîmes. Vertiges, nausée, perte de sens. Oubli. Extinction de toute perception physique. Le vide. Total, absolu. Le néant ». Passé les quelques effets physiques désagréables, le fouilleur de lumière navigue dans un environnement cohérent, intelligible et rassurant : « Des avenues apparaissent, des bifurcations, des treillis, des obstacles, tout un système de bornes topographiques servant de repères au fouilleur »84 .
On peut attribuer à Chr. Vilà la reprise à son compte de l’idée de Métavers du Samouraï virtuel de Neal Stephenson, avec un monde virtuel, nommé Virtual Infinite Boulevard, dont on entre en fermant les paupières pendant trois secondes. La description du cyberespace du Boulevard pour l’infini indique un environnement urbain, simple simulation d’une métropole. On s’y matérialise par le « Boulevard », gigantesque artère récréative où Passants et Résidents s’y déplacent pour s’amuser. Les cybercorps masculins ou féminins tendent à apparaître avec une certaine exagération. On retrouve les stéréotypes iconiques de la construction du corps parfait ou fantasmé : beauté apollinienne, nymphette ou vamp, puissants pectoraux sur une enveloppe musclée pour les hommes, opulente poitrine pour les femmes.
On peut voir dans les mondes virtuels décrits par ces quelques exemples science-fictifs la transposition de l’image de mégapoles mondialisées à la verticalité architecturale. Car l’espace urbain produit un imaginaire puissant alimenté par une déréalisation de la ville, vécue comme telle par ses habitants, et rendu sensible par la dématérialisation de l’économie85 . Pourtant cette vision édénique et utilitariste du cyberespace est loin de faire l’unanimité.
Un des fantasmes récurrents de la science-fiction, et qui sort renforcés dans le cyberpunk, reste celui de la prolongation de la vie, de sublimer l’obsolescence du corps. Cela est bien visible dans « La stratégie du requin » de J.-Cl. Dunyach, analysée récemment par Natacha Vas-Deyre86 , où un hacker existe dans le cybermonde comme pur esprit numérique. Le thème est souvent à l’honneur dans les romans car l’enjeu n’est ni plus ni moins que de repousser concrètement les limites de la mort, de la vaincre par les avancées technologiques. Or le cyberpunk francophone attire l’attention sur l’idée de mourir dans cet au-delà informatique. Dans Cyberkiller, J.-M. Ligny évoque une secte naturaliste farouchement opposée à toute technologie et combattant la réalité virtuelle87 . Ce groupe fondamentaliste nommé Une seule réalité pour tous, dirigé par Norma Une, va jusqu’à commettre l’assassinat du créateur d’un jeu virtuel et de ses utilisateurs. L’auteur poursuivra sa dystopie technicienne dans Inner City avec la crainte, pour les inners hallucinées qui débrident leur console ou encore ceux qui n’ont plus conscience de la réalité, d’un enlisement à jamais dans un abîme virtuel88 . La même thématique est exploitée par Chr. Vilà où un groupe technophobe baptisé EASY fait sauter les cabines d’accès au VIB89 , ou Cl. Ecken avec les charmes de la cité virtuelle Paradinet qui trucide des scientifiques, travaillant pour Fellerton Biogenics, en s’amusant avec des tamageishas90 .
L’espace virtuel intra-fictionnel, vu comme un gigantesque fluide nutritif et source de vie pour les drogués de l’univers virtuel, peut donc se révéler dangereux. Le motif suscite l’intérêt narratif de l’écrivain, mais demeure vite contrebalancé par la perte du corps physique, l’oubli de la grandeur de la nature. Dans une esquisse d’histoire des ordinateurs, Gérard Klein indiquait avec lucidité le pessimisme de nombreux écrivains de science-fiction à l’encontre de la machine informatique et espérait de ses vœux une sortie rapide de cette sombre perspective91 . J.-M. Ligny déclarait en avoir fini avec des textes démoralisants décrivant des univers sordides et reconnaissait vouloir passer à l’optimisme92 . Finalement, que nous disent les fictions cyberpunks ? Que la nouveauté technologique, ici l’espace virtuel intra-fictionnel, fait peur. Sans doute est-ce là une crainte déraisonnable liée à une perception subjective93 . Pour des raisons complexes, l’espace virtuel intra-fictionnel est jugé angoissant sans que ce qualificatif réponde à des critères réellement objectivables. Il est probable que pour une majorité d’écrivains de littérature cyberpunk, au début des années 1990, les balbutiements de la recherche sur la potentialité de l’espace virtuel demeuraient relativement inconnus et ses applications pratiques n’étaient pas pleinement perçues. Tout se passe comme si leur imaginaire social sur la virtualisation conduisait ces écrivains à le penser en terme de risque, en terme de contrôle. Quoi qu’il en soit l’espace virtuel intra-fictionnel constitue un terrain idéal pour ceux qui étudient la réalité numérique sous l’angle technologique, psycho-social ou philosophique.
Les différentes modalités conceptuelles du cyberespace
André-Claude Potvin indique avec justesse que l’utilisation des technologies du virtuel dans les textes cyberpunk passe à la fois par l’absence du corps et la réinvention du corps : c’est le nœud, le paradoxe central de la filiation du cyberpunk avec le courant postmoderne94 . En effet, la réalité virtuelle, le Net, le cyberespace, tous porteurs d’utopie, masquent et gomment les pesanteurs et les imperfections du corps. « Les internautes sont sur le même plan d’égalité (sic) du fait justement de la mise entre parenthèses du corps. Le cyberspace est l’apothéose de la société du spectacle, d’un mode réduit au regard » proclame David Le Breton 95.
Le cyberespace devient un monde au confluent duquel chaque cortex cérébral peut se brancher en permanence aux bases de données des matrices. Selon Katherine Hayles, « parce qu’il existe dans l’espace immatériel de la simulation numérique, le cyberespace définit un système de représentation dans lequel la structure est la réalité essentielle, et la présence une illusion d’optique »96 . Cette structure remplace l’entité physique, crée une personnalité construite dans la machine informatique multidimensionnelle. Glenn Grant a fait remarquer qu’actuellement la notion de transcendance des limites humaines ne passe ni par la religion ou la pratique méditative, ni même par la communauté d’action, mais par la technologie97 . Pour le dire autrement, le détournement technologique, c’est-à-dire la réorientation de la technologie de sa fonction initiale, sert d’échappatoire. Le choix de se libérer du passé, des souvenirs, du corps, d’échapper à la mort physique par l’entremise du cyberespace peut être vu comme une force libératrice. C’est pourquoi la majorité des personnages des romans cyberpunks connaissent une impuissance à transcender le Soi, à dominer leur expérience, et les conduit à privilégier l’auto-destruction ou la désintégration.
Toute une école de théoriciens du cyberespace dans une perspective deleuzienne, animée par la sociologue des sciences et des technologies au MIT Sherry Turkle, soutient l’idée selon laquelle le cyberespace valoriserait, dans l’expérience journalière, le sujet décentré et multiple dans l’espace immatériel du rhizome. Partant de l’émergence et la démocratisation du micro-ordinateur, facile d’accès, ergonomique, plus « féminin » – qu’elle oppose aux premiers ordinateurs géants massifs d’IBM très « masculin » – Sherry Turkle s’attache à étudier les individus consacrant leur temps dans les mondes virtuels du cyberespace. Elle montre que certains sujets des nouvelles générations succombent au « syndrome des personnalités multiples », notamment dans les univers de jeux de rôles en ligne massivement multi-joueurs98 , puisque chacun peut façonner et expérimenter à sa guise autant d’identités qu’ils souhaitent99 . Autrement dit, le cyberespace disséminerait le Moi individuel en une démultiplication d’agents ne s’incarnant jamais en un centre, toujours en interaction et entrant en compétition les uns avec les autres. En naviguant dans les espaces virtuels, le cybernaute est invité à découvrir les nouveaux aspects de son Moi relationnel, facettes identitaires mouvantes dissimulant nulle personne « réelle », comme à entreprendre de nouvelles relations sociales.
Tout n’est pas forcément négatif dans les divers discours universitaires sur la fluidité du Moi relationnel d

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