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Université de l'imaginaire : Rosny Ainé et le fantasme de l'âge d'or de l'anticipation française
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Université de l'imaginaire : Rosny Ainé et le fantasme de l'âge d'or de l'anticipation française

Introduction
 
Dans l’Avertissement de l’édition en volume chez Plon de La Force mystérieuse en 1914, Rosny aîné rappelait un incident éditorial qui avait entouré la première publication de son roman l’année précédente dans la revue Je Sais Tout du n°96 (15 janvier 1913) au n°100 (15 mai 1913).
 
« Le 11 mars 1913, un ami américain m’adressait le billet suivant :
 
"Avez-vous cédé à un écrivain anglais - et des plus célèbres - le droit de refaire votre roman qui paraît actuellement dans Je Sais Tout ; lui avez-vous donné le droit de prendre la thèse et les détails, comme le trouble des lignes du spectre, l’excitation des populations, les discussions sur une anomalie possible de l’éther, l’empoisonnement de l’humanité - tout ? Le célèbre écrivain anglais publie cela en ce moment sans vous nommer, sans aucune référence à Rosny Aîné, en plaçant la scène en Angleterre." »
 
Le célèbre écrivain anglais n’était autre que Sir Arthur Conan Doyle qui commençait la publication de son nouveau roman The Poison Belt dans Strand Magazine. Rosny poursuivait son récit en concédant des « coïncidences fâcheuses » entre le thème et la thèse des deux récits. Confiant, bien que prudent, il évoquait cette possibilité tout en rappelant la primauté de la publication de son récit :
 
« Comme je sais, par une expérience déjà longue, qu’on est souvent accusé de suivre ceux qui vous suivent, j’estime utile de prendre date et de faire remarquer que Je Sais Tout avait fait paraître les deux premières parties de La Force mystérieuse quand The Poison Belt commença à paraître dans le Strand Magazine. »
 
Il nous paraît intéressant de nous pencher sur l’adage on est souvent accusé de suivre ceux qui vous suivent quand elle est écrite sous la plume de Rosny aîné. L’histoire littéraire et le grand public retiennent de cet auteur particulièrement prolifique un texte en particulier qui ne cesse d’être réédité et décliné sous divers supports ou modes artistiques depuis sa première publication en 1909, La Guerre du feu. Grâce à ce roman, Rosny est universellement connu comme étant l’inventeur du roman préhistorique dont le modèle n’a été d’ailleurs que peu modifié depuis. Pourtant cette assertion est particulièrement sujette à débats en raison de l’extrême popularité de la préhistoire au milieu du XIXe siècle, générant de très nombreux essais, dont le discours relève parfois d’un pseudo-scientisme proche de la fiction1 , ainsi que de quelques récits comme celui du préhistorien Adrien Arcelin en 1872, Solutré ou les chasseurs de rennes de la France centrale. Si Rosny a été érigé comme figure tutélaire de ce sous-genre romanesque, c’est avant tout grâce à l’aura positive de La Guerre du feu qui éclipse presque totalement ses autres romans préhistoriques comme Vamireh ou Le Félin Géant.
 
Familier du « Grenier » d’Edmond de Goncourt et devenant membre fondateur de l’Académie Goncourt puis son président à la suite du décès de Gustave Geffroy en 1926, la légitimité de Rosny n’a jamais été remise en question alors que sa production littéraire compte un nombre non négligeable de romans dits « populaires » qui ont pu lui valoir de fameux succès critiques et commerciaux. Ce succès est peut-être biaisé par une signature, « J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt », qui lui a permis de vite monter les échelons de la reconnaissance pour ses récits. Auteur populaire, tout en incarnant l’Institution - nous nous permettons la majuscule - son œuvre littéraire foisonnante fait écho à ce double statut : on peut envisager d’en distinguer d’une part un versant réaliste avec des romans de mœurs fortement marqués par le naturalisme et d’autre part une suprématie du fantastique dans une acception très large qui inclurait entre autres ses romans préhistoriques et romans scientifiques. Ce sont ces derniers qui nous intéresseront tout particulièrement ici. Marqués par une inventivité déconcertante pour le lecteur de l’entre-deux siècle et pourtant à l’origine de plus de rééditions que ses romans traditionnels (citons Les Xipéhuz, La Guerre du feu, La Mort de la Terre, La Force mystérieuse), ils contribueront à forger le mythe de l’auteur lige au service d’un genre littéraire naissant, le merveilleux-scientifique.
 
Cependant, se peut-il que l’histoire littéraire se soit à nouveau égarée ? Il a très souvent été suggéré par ses contemporains, et depuis par la critique, que Rosny ait été le chef de file du merveilleux-scientifique. Il est ainsi tout naturel de fantasmer un cercle littéraire du merveilleux-scientifique qui se serait constitué autour de lui, à l’image du Groupe de Médan pour les familiers de Zola. Un revers du complément « de l’Académie Goncourt » apposé à son nom aurait-il été de gommer l’objectivité des commentateurs passés et présents ? Si l’on croit à tort qu’il invente le genre du roman préhistorique - et que ses précurseurs soient systématiquement considérés comme de pâles prototypes - que penser de son intronisation en tant que « Maître » du merveilleux-scientifique ? Cela ne résulte-t-il pas d’une vision fantasmée de la littérature d’imagination scientifique perdue dans une sorte d’âge chimérique, pour ne pas dire mythologique ? En nous appuyant sur le constat d’une histoire littéraire d’avant-guerre lacunaire causée par la réception de la science-fiction américaine en France, nous verrons pourquoi ce fantasme fait de Rosny aîné un écrivain dont l’image est irrémédiablement associée au merveilleux-scientifique et à la création d’une communauté littéraire. Comment Rosny aîné, véritable figure de proue du merveilleux-scientifique est-il reçu par ses contemporains et quelle réception critique se tisse au cours du siècle jusqu’à nos jours ? Et au-delà de la seule personne de Rosny, quels sont les héritages laissés par les formes anciennes de la science-fiction de nos jours ?
 
UNE HISTOIRE LITTÉRAIRE LACUNAIRE ET CHIMÉRIQUE
 
Dans la préface qu’il écrivait pour l’anthologie Chasseurs de chimères2, l’écrivain et essayiste de science-fiction Serge Lehman soulignait une absence de continuité historique et culturelle entre la production d’œuvres d’imagination scientifique et la science-fiction proprement dite importée des États-Unis, comme s’il existait une sorte d’amnésie nationale ayant rejeté dès les années 1950 tout un pan de cette littérature. Cette crise d’amnésie est provoquée par l’importante crise nationaliste des années 1930 et 1940 et les ravages qu’on lui connaît n’épargnent pas la littérature conjecturale européenne. Jean-Marc Gouanvic, qui parle plutôt de cécité, rappelle que les « agents de l’implantation de la science-fiction américaine en France3 » contribuent à cette amnésie - à moins qu’ils n’en soient de parfaites illustrations - en se prononçant sur un nouveau genre littéraire. « Or, il existe un paradoxe de la reconnaissance du genre. La SF apparaît - à tort - comme un phénomène entièrement nouveau et c’est cette prétendue nouveauté qui rendra possible le mouvement d’intérêt dont le genre est l’objet. Établir certaines relations avec les romanciers dits « scientifiques » et les anticipateurs d’avant 1950 aurait été légitime, mais un tel raccrochage aurait sans doute réduit l’ampleur de la mutation socio-esthétique qu’opère la SF américaine. Dans les années cinquante, c’est au prix d’une assez forte cécité à l’encontre des conjectures rationnelles immédiatement postérieures (notamment des auteurs populaires du XIXe et du XXe siècle) que s’est réalisée la reconnaissance générique de la science-fiction4.  »
 
 
Il est communément admis que l’introduction de la science-fiction américaine en France a été portée par Raymond Queneau, Michel Pilotin et Boris Vian. Jean-Marc Gouanvic cite en note des propos de Vian, rapportés par Claude Léon, qui s’extasie de cette « nouvelle » littérature : « Le problème, ce n’est plus d’aller dans la Lune, dans Mars, etc. Maintenant le problème est résolu : on va dans la Lune. Ce qui compte, c’est ce qui se passe après5. » Fait amusant mais non dénué de sens, Raymond Queneau publie en mars 1951 dans Critique un article intitulé « Un nouveau genre littéraire : les science-fictions6 »  tandis que Boris Vian et Stephen Spriel (alias de Michel Pilotin) font paraître en novembre de la même année « Un nouveau genre littéraire : la science-fiction » dans Les Temps modernes. Quant à Michel Pilotin / Stephen Spriel seul, il avait déjà rédigé l’article « Romans de l’âge atomique » pour Les Nouvelles littéraires au mois de janvier de cette année 1951 : « On notera les thèmes récurrents, qui contribuent à tracer une image type. Il s'agit d'une nouveauté (Nouveau genre littéraire) qui va s'imposer (La science-fiction vaincra) parce qu'il dit le monde moderne (âge atomique, monde hallucinant) et va se développer (importance et avenir) » écrit Roger Bozzetto en 19847. Plus qu’un genre littéraire, la science-fiction devient une image de marque qui rassemble « avec une touche de modernité et d’américanité8 » , comme un label. En 1952, la création de la prestigieuse collection Le Rayon fantastique (1952-1962) chez le non moins prestigieux éditeur Gallimard termine d’instituer la science-fiction comme une littérature du futur et l'on peut encore lire sur le site de l’éditeur « Le Rayon fantastique de votre bibliothèque va enfin pouvoir s’enrichir d’une sélection bien à jour des œuvres les plus récentes du genre. […] Lisez-les aujourd’hui, vous les vivrez demain.9 » Dans « La crise de croissance de la science-fiction10 », Michel Butor réagit à ce modernisme et cette effervescence en reprochant à la science-fiction d’être une « mythologie en poussière, incapable d’orienter notre action de façon précise », s’inscrivant dans un courant naissant de « critique réductrice » (d’après Gouanvic) de la science-fiction qui durera de nombreuses décennies, amenant à diaboliser cette littérature en tentant de la rendre illégitime.
 
Plusieurs années après Raymond Queneau, Boris Vian et Michel Butor, des érudits de la science-fiction, vont proposer au tournant des années 1970 et 1980 des essais critiques et historiques, même une Encyclopédie dans le cas de Pierre Versins, qui vont faire figure d’autorité pour plusieurs générations de lecteurs et de critiques. L’Histoire de la science-fiction moderne (1911-1984)11 de Jacques Sadoul constitue de fait un cas très intéressant, à commencer par sa périodisation. Sadoul identifie dans sa première partie la « fondation » de la science-fiction en 1911, date qu’il justifie d’après la publication par la revue Modern Electrics en feuilleton du roman Ralph 124C41 +, d’Hugo Gernsback, à qui l'on admet généralement l’attribution de la paternité du terme « scientifiction » en 1926 et qui deviendra « science fiction ». Plus tôt dans son introduction, Sadoul reconnaissait une préexistence de cette littérature en Europe et particulièrement en France et en Angleterre à qui il consacre d’ailleurs une partie de son ouvrage après s’être intéressé au fonds américain. Seulement ce qui intéresse Sadoul, le vrai sujet de son Histoire de la science-fiction moderne, ce sont les pulps, ces fascicules dans lesquels paraissent les nouvelles et romans de science fiction - sans le trait d’union. Dès la lecture de sa table des matières cela apparaît clairement : plusieurs centaines de pages érudites et documentées, proposant une progression chronologique raisonnée et étudiant avec précision les mouvements littéraires et éditoriaux de la SF made in U.S.A. quand moins d’une centaine de pages sont dédiées au « domaine français » : une trentaine pour « L’anticipation scientifique (1905-1949) » et à peine plus pour « La S-F française (1950-1984) ».
 
Publié la même année que la première version de L’Histoire de la science-fiction de Sadoul, le Panorama de la science-fiction12  de Jacques Van Herp opte lui pour la forme de l’essai en ne faisant pas de réelle distinction dans les aires géographiques et historiques et proposant plutôt un regroupement par « thèmes », « genres », « écoles » et « problèmes ». S’il ne prône pas l’exhaustivité de son travail, Van Herp oriente clairement son Panorama vers un public connaisseur, ou du moins habitué à manipuler les concepts d’études littéraires, quand Sadoul se faisait vulgarisateur pour le grand public curieux de découvrir les fondamentaux de la littérature de science-fiction. En atteste cette mention de Van Herp dans sa bibliographie sur l’introduction de la science-fiction en France : « J’ai groupé ici des articles, qui sont le plus souvent des polémiques où l’on affirme ses vues et ses positions, où l’on attaque ou défend sur des points bien précis. Plutôt que la présentation alphabétique, j’ai suivi l’ordre chronologique, plus apte à aider un chercheur ». Il ressort du Panorama une certaine illisibilité pour le grand public, alors que l’essai se révèle être une mine d’informations pour le passionné ou le chercheur. L’année précédant la publication de l’essai de Van Herp, Pierre Versins publiait la première édition de son Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction13, somme absolument exceptionnelle d’érudition sur la conjecture rationnelle répertoriant ses irruptions dans la littérature essentiellement occidentale. Seulement, de par sa forme encyclopédique, l’ouvrage de Versins ne se prête pas plus que le Panorama de Van Herp à la découverte de textes fameux dont tout amateur de la science-fiction pourrait être friand.
 
Ces trois textes critiques sur lesquels nous appuyons notre propos illustrent aussi une différence nette de réception entre la science-fiction américaine de l’âge d’or (selon Sadoul entre les années 1930 et 1950) associée à de la littérature de masse, facile et accessible pour le grand public comme pouvaient l’écrire Michel Butor et Arthur Koestler14, et d’un autre côté de la littérature un peu ancienne, oubliée, confidentielle et d’une qualité littéraire nécessairement - et patriotiquement - plus élevée que les pulps américains. Pour le grand public contestataire post-1968 passionné de littérature illégitime, il y aurait l’attractivité et l’exotisme de la littérature étrangère représentée par un guide de lecture « moderne » (comme indiqué dans son titre) qui trancherait avec l’académisme et le conservatisme d’un fonds ancien d’une autre époque, celle d’avant la guerre. Grâce à l’impulsion donnée par les découvreurs en France d’un « genre nouveau » américain dans les années 1950 poursuivie par les discours critiques dans les années 1970 et 1980, la science-fiction devient un produit culturel (et commercial) d’importation, occultant l’histoire littéraire nationale.
 
Revenons à Serge Lehman, et cette fois-ci à la bande dessinée La Brigade Chimérique (2009-2010) co-scénarisée avec Fabrice Colin et illustrée par Stéphane Gess, publiée aux éditions L’Atalante. Ce récit propose une réécriture de l’Histoire de l’Europe de la première moitié du XXe siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les personnages ne sont pas les acteurs historiques de la période mais des super-héros - en réalité les personnages fictifs issus de la littérature populaire européenne - qui prennent leur fonction. Ainsi y voit-on pêle-mêle le Nyctalope (de Jean de la Hire) incarnant le pouvoir politique vieillissant de la IIIe République, le Docteur Mabuse (Norbert Jacques et Fritz Lang) mener depuis sa capitale Métropolis des velléités belliqueuses contre les autres nations européennes ou encore l’Homme-Tigre Félifax (Paul Féval), Harry Dickson (Jean Ray), Andrew Giberne (Herbert George Wells), etc. Ces personnages de fictions regroupés dans un ambitieux cross-over de la même manière que La Ligue des Gentlemen extraordinaires d’Alan Moore (1999-2003) vont côtoyer dans le récit des personnalités scientifiques (Irène et Frédéric Joliot-Curie) et littéraires (André Breton, Régis Messac, Jacques Spitz, Rosny aîné, Maurice Renard, Jean Ray, René Barjavel, etc.). Il s’agissait pour Serge Lehman de réactualiser dans un récit moderne la littérature oubliée dont il se faisait déjà le porte-parole et redécouvreur dans Chasseurs de chimères. Pour accompagner l’édition intégrale de La Brigade Chimérique, il rédige en guise de postface une notice « La Brigade : Origines » conçue comme un plaidoyer en faveur de la réhabilitation du fonds ancien - c’est-à-dire d’avant-guerre - de la science-fiction : « Aux sources de La Brigade Chimérique, il y a une frustration et un étonnement. La frustration est sans mystère : non seulement il n’y a pas de super-héros en France […], mais il semble impossible d’en créer un qui ne soit pas un hommage, une parodie ou un décalque affaibli des grandes figures des comics US. Quelque chose manque dans notre imaginaire, sans qu’on puisse dire quoi exactement15. »
 
Ce manque selon Serge Lehman, c’est la continuité historique et culturelle entre la production d’œuvres d’imagination scientifique et la science-fiction, le « genre nouveau » découvert par Queneau, Vian, Pilotin et d’autres au début des années 1950. L’histoire littéraire lacunaire était déjà évoquée en 2006 : « Privée de toute épaisseur historique, la première S.-F. française l’est du même coup de ses classiques, dont la liste n’est pas fixée. De l’autre côté de l’Atlantique, les fans de science-fiction, devenus éditeurs, ont commencé à évaluer le contenu des pulps - c’est-à-dire s’approprier leur propre histoire - dès le début des années 1940 ; en moins d’une décennie […], les textes historiques ont été recensés, les grands auteurs identifiés et le mythe de l’âge d’or établi16. » Ces deux textes rédigés - ou du moins préparés - à la même période s’accordent sur l’absence d’historique accessible au grand public empêchant le devoir de mémoire. D’ailleurs la redondance de l’image de la chimère dans les deux titres et convoquée à d’innombrables reprises dans la Brigade participe à invoquer cette fois une image mythologique, renforcée par le sous-titre de Chasseurs de chimères : « L’âge d’or de la science-fiction française ». Si l’expression peut paraître galvaudée en littérature, elle répond à son équivalent outre-Atlantique désignant les classiques de la science-fiction anglo-saxonne que sont Asimov, van Vogt, Heinlein, Bradbury, Lovecraft ou Clarke parmi tant d’autres. Il est vrai qu’en l’absence d’une Histoire de la science-fiction ancienne grand public, la période correspondant à la littérature d’imagination scientifique émergeant à la fin du XIXe siècle paraît comme un âge sombre, chimérique, qu’il faudrait dévoiler.
 
 
LE FANTASME D’UN CERCLE LITTÉRAIRE D’ANTICIPATEURS
 
Contrairement aux pulps américains et à la diffusion qu’on leur connaît, cette littérature que nous nommerons par convention et d’après Maurice Renard « merveilleux-scientifique » n’a pas été systématiquement assimilée à de la paralittérature ou même de la littérature de masse. Sans proposer un long historique exhaustif du genre17, rappelons tout de même ses racines profondes dans la littérature scientifique du XIXe siècle avec un auteur phare incontournable, Jules Verne, initiant ses Voyages Extraordinaires dans la collection « Le Magasin d’éducation et de récréation » de l’éditeur Hetzel en 1863 avec son roman Cinq semaines en ballon. Parmi tant d’autres avant lui, on pouvait retrouver en 1834 Le Roman de l’avenir de Félix Bodin avec une préface étonnante où l’auteur « dresse l’esquisse d’un genre de roman entièrement nouveau, l’“épopée de l’avenir”18 » et à la fin du siècle le caricaturiste satiriste Albert Robida qui anticipe de façon assez surprenante et lucide les changements géopolitiques des sociétés européennes grâce à la science19 . Ce fonds ancien ne se constitue pas non plus comme de la littérature de masse et ne sera pas attaqué par les discours critiques sur la « littérature industrielle ». Bien au contraire, son contenu est très érudit et sa filiation remonte au genre ancien et noble de l’utopie. Dans la première partie du XXe siècle, avec le merveilleux-scientifique, le propos sera plus nuancé puisque les auteurs légitimes (Camille Flammarion, Rosny aîné, Régis Messac, etc.) côtoieront des auteurs de romans populaires (Jean Ray, Paul Féval, Octave Béliard, Théo Varlet, etc.)20.
 
Ceci nous permet de nous pencher sur la question très intéressante de la relation entre ces auteurs et l’actuel vide historique qui entraîne le fantasme d’une communauté littéraire se réunissant périodiquement et dont les discussions amèneraient à des créations littéraires. C’est peu ou prou le cas du cercle des « Inklings » à Oxford dans les années 1930 et 1940 qui peut faire office de cas d’école. S’y retrouvaient en comité des ardents défenseurs du genre fantastique et parmi eux J. R. R. Tolkien et C. S. Lewis, respectivement auteurs du Seigneur des anneaux (1954-1955) et du Monde de Narnia (1950-1956). Chaque mardi soir, les Inklings se réunissaient dans un pub d’Oxford aujourd’hui encore en activité, The Eagle and the Child, qui salue leur mémoire à l’aide d’une plaque commémorative accrochée au mur. Comme une pierre tombale, cette plaque permet de poursuivre un devoir de mémoire, celui-là même qui manque à la littérature française d’imagination scientifique d’avant-guerre, et permet d’ancrer dans la réalité le mythe des auteurs discutant littérature autour d’un repas. Ce sont ces attentes qui se cristallisent autour du merveilleux-scientifique.
 
Il existe pourtant en France une institution connue pour ses repas littéraires réguliers. Fondée en 1903 d’après le testament d’Edmond de Goncourt, l’Académie qui porte son nom se réunit chaque mois pour parler des romans éligibles au célèbre prix et vote en fin d’année pour le lauréat. Initialement les repas avaient lieu chez les membres de l’Académie puis dès octobre 1914 le rendez-vous se fait chez le restaurateur Drouant, dans le Deuxième arrondissement de Paris, instituant des couverts et des places nominatifs pour les dix jurés. C’est d’ailleurs en 1926 que son prix concurrent, le Renaudot, s’établit dans ce même restaurant. Les deux salons réservés aux deux prestigieux prix littéraires sont encore aujourd’hui des lieux de rendez-vous privilégiés pour les membres des deux académies. Ce cérémonial participe à la légende et la respectabilité de ces institutions, encore plus sans doute à celles de l’Académie Goncourt dont le nom même se veut une contestation de l’Académie Française et du classicisme voulu par Richelieu. Dans une tribune publiée dans La Revue hebdomadaire en date du 06 juillet 1907, « Le Prix Goncourt », Rosny aîné rappelait les fondements du prix :
 
« Il apparaît d’abord que beaucoup de littérateurs ignorent dans quelles conditions doit être attribué le prix Goncourt. Les statuts de la Société portent, à l’article II, que le prix dit « des Goncourt » doit être attribué au meilleur ouvrage d’imagination en prose parut dans l’année.21 […] Pour éclairer [ce texte], il faut se reporter au testament d’Edmond de Goncourt. Et là nous voyons que ce prix sera donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme22. »
Le rôle de Rosny aîné dans l’Académie Goncourt fut central : dès son introduction dans le cercle des familiers d’Edmond de Goncourt en 1886, celui-ci couche son nom dans son testament. Il devient alors membre fondateur de l’Académie et son secrétaire-trésorier. En 1926 à la suite du décès de Gustave Geffroy il prend la charge de la présidence jusqu’à sa mort en 1940. Auteur se réclamant de la jeunesse, celle qui a osé contester le pouvoir hégémonique de Zola avec le Manifeste des Cinq, moteur d’une mode de l’anticipation littéraire et du récit scientifique, il est tout naturel qu’en Rosny se cristallisent des fantasmes de sociabilités littéraires à l’image des Inklings que nous évoquions précédemment. Un d’entre eux apparaît plus nettement : Rosny a-t-il usé de sa position influente au sein de l’Académie Goncourt pour propulser le merveilleux-scientifique sur le devant de la scène littéraire ? Deux prix sont effectivement décernés à des romans conjecturaux : Force ennemie (1903) de John-Antoine Nau fait le récit de la possession du personnage principal par une entité extra-terrestre et joue, dans la veine du fantastique de Poe et de Maupassant, sur la véracité du récit. Le personnage est-il possédé ou est-il un aliéné ? Ce roman fait date dans l’histoire du prix, car il est couronné du tout premier Goncourt. En 1905 c’est le roman d’anticipation de Claude Farrère Les Civilisés qui est récompensé et cette fois la conjecture repose sur un conflit futur entre la France et la Grande-Bretagne. Par ailleurs, certains lauréats verseront ultérieurement dans l’anticipation comme Henri Barbusse (Goncourt 1916 pour Le Feu) avec les nouvelles La Force et L’Au-delà (1926) et George Duhamel (Goncourt 1918 pour Civilisation) dans Les Voyageurs de l’espérance (1953)23.
 
Pour illustrer ce fantasme, retournons dans la fiction mettant en scène la position privilégiée de Rosny au sein de l’Académie Goncourt. En 2001, dans sa préface à La Machine à différences des Américains William Gibson et Bruce Sterling publiée au Livre de Poche, Gérard Klein se laisse aller à imaginer le scénario d’une uchronie dans laquelle l’anticipation littéraire serait devenue un genre dominant dès l’Ancien Régime. Dans cette réécriture de l’Histoire, la France « encourage les sciences, les arts et les lettres, pourvu qu'ils apportent de l'inattendu » et La Légende des siècles d’Hugo devient une « épopée cosmique » glorifiant l’anticipation. C’est ainsi que le luxembourgeois Hugo Gernsback que nous évoquions plus haut reste en Europe, est naturalisé Français et fonde en 1911 la revue Toute la radio24 puis en 1929 la Nouvelle Revue Fiction (NRF)25. Il poursuit :
 
« Gernsback lance à cette occasion le néologisme de Science-Fiction après de longues discussions avec Maurice Renard et Rosny Aîné, et malgré l'opposition des auteurs anglo-saxons, H.G. Wells, E.E. Smith et Olaf Stapledon, qui tiennent au terme de scientific romance. Rosny le fait entrer à l'Académie Goncourt qui, conformément au vœu d'Edmond de Goncourt et au goût de Rosny, couronne chaque année une œuvre innovatrice, un roman de l'avenir. À la mort de Rosny Aîné, en 1940, Gernsback devient le président de cette académie qui décernera après sa disparition le Prix Hugo26. »
 
Si Klein n’utilise pas Rosny comme une figure d’auteur, c’est bien son statut au sein de l’Académie et le poids de son influence qui permettent, dans la fiction, d’établir un lien historique entre le merveilleux-scientifique d’avant 1940, année de sa mort, et la science-fiction de la seconde moitié du siècle. Le processus de légitimation et de reconnaissance passant, lui, par la récompense du prix littéraire. Le Goncourt devient le Hugo. C’est effectivement en 1953 que ce prix gratifiant la meilleure œuvre de science-fiction est décerné pour la première fois aux États-Unis, quand en 1980 sera créé son concurrent français, le prix Rosny aîné27.
 
De la même manière que les facéties de Gérard Klein, l’uchronie de la Brigade chimérique de Serge Lehman place Rosny au centre d’un autre cercle littéraire, « Le Club de l’Hypermonde ». Ce club placé sous le haut patronage de Jules Verne est présidé par Régis Messac. En 1935, Messac fondait la première collection spécialisée de merveilleux-scientifique, « Les Hypermondes », chez l’éditeur La Fenêtre Ouverte. Dans « Hypermondes perdus », Serge Lehman expliquait que :
 
« si elle avait rencontré le succès [elle] aurait changé la donne. Son premier titre fut Quinzinzinzili (1935), très bon roman post-apocalyptique de Messac lui-même, en préface duquel on trouve cette profession de foi : « Ce sont les mondes hors du monde, à côté du monde, au-delà du monde, inventés, devinés ou entrevus par des hommes à la riche imagination de poètes. Il faut, pour les visiter, entreprendre les voyages imaginaires, les voyages impossibles28. »
 
Dans la Brigade, Rosny partage ses après-midis littéraires avec Jean Ray, Régis Messac, Maurice Renard, Jacques Spitz, René Daumal, René Barjavel et si son apparition se limite à la citation, il constitue un socle important dans la genèse du récit. Serge Lehman explique dans sa notice que l’histoire de son héros Jean de Séverac, un soldat blessé au front durant la Première Guerre mondiale et doté de supers-pouvoirs à son réveil, est directement inspirée de L’Énigme de Givreuse de Rosny publié chez Flammarion en 1917. Dans ce récit, le soldat Pierre de Givreuse est victime d’une duplication de son corps à la suite d'un accident dans le laboratoire d’un scientifique près du front. Les jumeaux Givreuse apparaissent d’ailleurs dans une case de la Brigade ainsi qu’un fossile de Xipéhuz dans le laboratoire d’Irène Joliot-Curie. Dans l’épisode mettant en scène le Club de l’Hypermonde, Séverac fait ainsi la rencontre de Rosny, une façon détournée pour un personnage de fiction de rencontrer son créateur. De la même manière, Jean-Luc Boutel dans Sérénade Sélénite29 réunit Georges Méliès, Marie Curie, Renée Dunan, Maurice Renard, Gustave Eiffel et d’autres au sein du « Club des Savanturiers » dont Rosny est président et Gustave Le Rouge le vice-président. Malgré une petite entorse chronologique - la diégèse se situe au milieu des années 1920 -, le Club est historiquement une création de Raymond Queneau et Boris Vian en 1951. En 2003, Thomas Geha publie dans le fanzine Luna Fatalis la nouvelle « Le drap de soie noire », dans laquelle Rosny, narrateur-personnage, convie Théo Varlet30, José Moselli et Herbert George Wells à le rejoindre dans sa demeure en Bretagne pour leur faire la présentation d’une découverte extraordinaire. Enfin citons l’amusant récit érudit et très référencé d’Alain Rozenbaum publié en 2016 dans Dimension Merveilleux-scientifique 2, « Les autres vies de Joseph-Henri » où plusieurs versions de Rosny mettent en commun leurs compétences particulières (scientifiques, militaires, etc.) pour mettre en déroute une invasion qui menace l’humanité. A la fin du récit, ces différentes versions ne forment plus qu’une, l’auteur, qui, fort de l’aventure va avoir l’idée de ses fabuleux récits.
 
 
UNE COMMUNAUTÉ LITTÉRAIRE FONDÉE RÉTROSPECTIVEMENT PAR SES THÉORICIENS
 
Pourquoi la fiction - à tendance conjecturale et uchronique par ailleurs - veut-elle faire de Rosny une figure centrale de ces regroupements d’auteurs ? Nous avons déjà un peu répondu à cette question : La Guerre du feu est un si grand succès critique et commercial qu’il est difficile de dénombrer précisément ses rééditions ultérieures ainsi que ses traductions et adaptations du vivant de l’auteur et posthumes31. Un second élément de réponse se trouve dans son statut social d’auteur : Rosny aîné est un auteur (très) légitime. Sa position au sein de l’Académie Goncourt lui confère une aura de respectabilité extraordinaire qui va de pair avec son élection à différents grades de la Légion d’Honneur en qualité d’Homme de Lettres (Chevalier en 1897, Officier en 1905, Commandeur en 1913 et Grand Officier en 193632). Il est aussi nommé à trois reprises pour le prix Nobel de littérature en 1926, 1928 et 193333 même s’il n’obtient pas le prix. Sa notoriété grandissant, il devient à la fin de sa vie un de ceux qui se font nommer « Maître » - à l’instar de Zola ou de Goncourt. Au début des années 1920 Rosny incarne l'establishment littéraire qu’il avait voulu renverser jeune34 .
 
Sa production dans le domaine du merveilleux-scientifique est largement saluée de façon posthume dans des anthologies et dossiers critiques qui lui sont dédiés : Récits de science-fiction (Marabout, 1973), Romans préhistoriques (Robert Laffont, 1985), La Guerre des Règnes (Bragelonne, 2012), La Légende des Millénaires (trois volumes, Les Moutons Électriques, 2014-2015), Wells et Rosny, le sens d'un parallèle, la forme d'un duo (revue Europe n°681-682, 1986), La Belgique : un jeu de cartes ? De Rosny aîné à Jacques Brel (Presses Universitaires de Valenciennes, 2003), Rosny et les autres formes (Otrante n°19-20, 2006), Un seul monde. Relectures de Rosny aîné (Presses Universitaires de Valenciennes, 2010). La critique donne à Rosny les qualités d’un anticipateur d’avant-garde, véritable précurseur de la science-fiction et auteur de première importance du genre merveilleux-scientifique. Un des revers d’une si grande notoriété est la création d’un consensus critique. De son vivant Rosny a des amis partout dans les revues littéraires, il est lui-même critique, et le jugement sur son œuvre est biaisé par les flagorneurs ainsi que l’envie des jeunes désirants se lancer en littérature de s’attirer ses faveurs. Néanmoins, convenons que la qualité de certaines de ses œuvres n’a pas besoin de la flatterie pour apparaître aux yeux du lecteur. Ainsi cette amusante méprise de Rachilde35 parlant d’Amour Etrusque, publié sous le pseudonyme d’Enacryos, dans sa « Revue des romans » au Mercure de France en 1899 :
 
« Comme je ne vis pas sur le boulevard, je n’ai pas l’honneur de connaître Enacryos, poète moderne qui se cache sous un loup grec. Après tout, c’est peut-être bien Pierre Louÿs. Il écrit bien Enacryos, il écrit très bien. […] Le long de ces petits contes extrêmement soignés, où l’on trouve des phrases argentées et toutes tremblantes au vent de la vie comme des feuilles de saules aux brises du soir, se promène une philosophie de fataliste sensuel qui plaît et retient. Mais la qualité essentielle de cela est que ce n’est nullement prétentieux : l’auteur est à son aise chez les Étrusques et nous invite à nous y asseoir. »
 
 
Plusieurs études ambitieuses ont été écrites sur Rosny de son vivant et la très grande majorité d’entre elles s’intéressent exclusivement à son œuvre merveilleux-scientifique36. Elles sont aussi bien publiées dans des revues prestigieuses (Mercure de France, NRF) que confidentielles (L’Ami du livre, Mediterrannea) et rédigées par des critiques d’horizons différents comme, au-delà du domaine littéraire, le philosophe Jules Sageret, le Nobel de physique Jean Perrin ou le politicien Jean Massé. C’est de Maurice Renard que vient l’intronisation de Rosny en figure majeure du merveilleux-scientifique. Au-delà de son activité de romancier (Le Docteur Lerne, Le Péril Bleu, Les Mains d’Orlac), Renard est à l’origine d’un important travail de théorisation et de définition du genre qu’il entreprend dès 1909 à la parution dans Le Spectateur d’un article resté célèbre : « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès ». Pendant de nombreuses années, il écrira à sa suite de nouvelles propositions théoriques, insistant sur différentes manifestations du merveilleux-scientifique comme l’imagination (« Depuis Sinbad », L’Ami des livres, juin 1923), l’aventure (« Du roman d’aventure et de J.-H. Rosny aîné », L’Ami des livres, novembre 1923) ou la conjecture rationnelle (« Le roman d’hypothèse », A. B. C., décembre 1928). Si Rosny n’apparaît pas dans l’article de 1909 c’est qu’il n’a pas encore écrit La Mort de la Terre et La Force mystérieuse, deux romans qui ont visiblement marqué Maurice Renard et sur lesquels il reviendra à de nombreuses reprises dans les articles suivants. Il propose d’ailleurs une longue étude de La Force mystérieuse dans La Vie en juin 1914. Alors que pour Renard c’était Wells - à qui il dédiait son Docteur Lerne - l’exemple archétypal de sa définition du merveilleux-scientifique37, en 1909, c’est Rosny qui prend sa place de représentant statutaire du genre :
 
« Il convient d’admirer sans réserve, une fois de plus, le génie inventif de M. J.-H. Rosny, l’altière originalité de ses thèmes et le souci qu’il fait voir de ne jamais développer que des concepts généraux. La remarque n’est pas inédite : ce qui caractérise les inventions fictives de M. Rosny aîné et leur donne tant de prestige, c’est leur vraisemblance scientifique. […] Ainsi se trouve écartée, dès le principe, cette grande révélatrice d’invraisemblance qu’est la comparaison d’un objet réel avec ce même objet partiellement modifié au gré d’une fantaisie chimérique. Quand Wells, par exemple, nous montre des hommes dotés pour un temps d’un régime vital accéléré, le prodige nous paraît beaucoup moins possible que l’existence des Xipéhuz, des Moedigen et des Ferromagnétaux de M. Rosny, c’est-à-dire d’êtres vivants radicalement neufs, n’offrant rien de commun avec rien de connu38. »
 
Renard reprend là en sous-texte une réflexion qu’avait proposée Rosny à peine deux ans plus tôt dans l’avertissement de La Mort de la Terre, suivi de Contes en 1912 :
 
« Il y a une différence fondamentale entre Wells et moi dans la manière de construire des êtres inédits. Wells préfère des vivants qui offrent encore une grande analogie avec ceux que nous connaissons, tandis que j’imagine volontiers des créatures ou minérales comme dans Les Xipéhuz, ou faites d’une autre matière que notre matière, ou encore existant dans un monde régi par d’autres énergies que les nôtres ; les Ferromagnétaux, qui apparaissent épisodiquement dans La Mort de la Terre, appartiennent à l’une de ces trois catégories. »
 
C’est à la suite de cette publication que Michel Arnauld, critique à la NRF, écrit à son tour une réflexion sur Rosny et Wells qui alimente ce propos. S’il ne juge pas ces auteurs à l’aune du merveilleux-scientifique, il propose néanmoins une perspective unificatrice de « l’autre chose » littéraire dont parlait Rosny à Jules Huret en 189139 : « Tous deux d’ailleurs, à force de voyage à travers l’espace et le temps, à force d’imaginer des êtres et des sociétés irréels mais vraisemblables, ont acquis ce qu’on pourrait appeler le sens des possibilités cosmiques ; et ce tour d’esprit se marque jusque dans leurs romans modernes40. »
 
Dans un dossier critique publié dans la revue Europe dirigé par Roger Bozzetto sont rappelés, en 1986, les nombreuses relations et thèmes communs des deux auteurs. Inaugurant le dossier par un texte au titre particulièrement  programmatique, « Wells et Rosny, le sens d’un parallèle, les formes d’un duo », Bozzetto note d’impressionnantes similitudes entre leurs deux parcours. Par exemple leur formation scientifique commun41 : « Rosny écrira un ouvrage de philosophie portant sur la percée des sciences, le premier ouvrage publié de Wells est un manuel de biologie. Wells a suivi les cours du disciple de Darwin, Th. [sic] Huxley, Rosny fréquente les cercles des physiciens et des mathématiciens de son temps.42 ». Ce sont dans les quinze dernières années du dix-neuvième siècle qu’ils publieront chacun le plus d’œuvres relatives au merveilleux-scientifique - ou au « scientific romance » dans le cas de Wells - traitant de thèmes relativement similaires, à l’exception peut-être du voyage dans le temps à l’aide d’une machine absent de la production de Rosny. Malgré des périodes d’écriture similaires et une proximité londonienne au début des années 1880, il semblerait que les deux auteurs ne se soient jamais rencontrés. Bozzetto ajoute que « si Rosny lit Wells et l’admire, on n’a aucune trace de la réciproque. […] Dès 1904, on s’intéresse à l’image de Wells chez les critiques français, alors que Rosny demeure inconnu dans le monde anglo-saxon43 ». Il précise que Wells bénéficie d’une surface médiatique et critique internationale, contrairement à Rosny qui, en l’absence de traduction, reste cantonné à la francophonie44. Il faudra ajouter que ce qui éloigne les deux auteurs tient aussi à la portée de leur œuvre romanesque : quand Wells tient dans certains de ses récits un réel propos politique - le socialisme dans La Machine à explorer le temps, la critique du colonialisme britannique dans La Guerre des mondes - Rosny se cantonne à une observation des sociétés humaines dans ses laboratoires fictionnels - la fondation d’une société par l’échange de savoirs dans La Guerre du feu, le survivalisme des espèces dans La Mort de la Terre et Les Navigateurs de l’infini. Si, pour les raisons que nous venons d’évoquer, Wells ne peut être qualifié de « Rosny anglais », la réciproque aurait pu être vraie. C’est un surnom qui sera pourtant accordé à Maurice Renard, dont la fascination envers l’écrivain britannique dépassera la critique. En effet, il lui dédie son Docteur Lerne en 1908, dont le récit est un évident hommage à L’Île du docteur Moreau (1896). C’est au travers de ce jeu d’intertextualités que se crée une véritable communauté littéraire réunie autour du merveilleux-scientifique. Dans sa tentative de définition du merveilleux-scientifique, Maurice Renard donne l’impression de fixer ce terme qui désignera après lui toutes les œuvres qui procèdent d’un raisonnement
 
« [introduisant volontairement], dans la chaîne des propositions, d’un ou de plusieurs éléments vicieux, de nature à déterminer, par la suite, l’apparition de l’être, ou de l’objet, ou du fait merveilleux. […] Car l’avenir peut démontrer que l’élément supposé vicieux ne l’était nullement, et que notre merveilleux-scientifique était purement et simplement de la science, involontaire comme la prose de M. Jourdai45n  ».
 
De la même manière qu’Hugo Gernsback dans son éditorial du premier numéro d’Amazing Stories définira la science-fiction en indiquant à ses lecteurs que pour en écrire il faut s’imprégner des récits de Verne, Poe et Wells, Maurice Renard procède quelques années plus tôt à la création d’une communauté d’auteurs reliés par des références littéraires communes. « Merveilleux-scientifique », comme « science-fiction », désigne moins un genre littéraire que le nom de marque d’un catalogue créé rétrospectivement. C’est ainsi qu’il rejette les récits de Verne et Robida dont il estime qu’ils se cantonnent à anticiper des « découvertes en germination » et « nos desiderata les moins relevés et les plus superflus46 ». Autrement dit, ce qui distinguerait Verne et Robida d’un côté face à Wells et Rosny serait la volonté de « lancer la science en plein inconnu ». Il est ainsi possible de considérer l’article de Maurice Renard moins comme un manifeste théorique que comme une sorte de manuel permettant d’écrire à sa suite et à l’aide des modèles estampillés « merveilleux-scientifique » un récit pouvant être gratifié de ce label.
 
QUELS LIENS ENTRE LA SF ANCIENNE EUROPÉENNE ET LA SF NORD-AMÉRICAINE ?
 
La proximité que l’on peut observer entre le merveilleux-scientifique et la science-fiction - qu’elle soit Nord-Américaine ou européenne - ne se cantonne pas qu’à des développements de thèmes récurrents similaires ou une hybridité générique caractéristique. Si l’on écarte l’histoire « officielle » de la science-fiction, c’est-à-dire sa naissance dans les colonnes d’Amazing Stories en 1926, pour interroger l’histoire littéraire européenne, on permet une lecture historique moins statique de ces types de récits. Il n’est pas possible de considérer la littérature d’imagination scientifique produite entre la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale en Europe comme étant précurseur de son homologue aux Etats-Unis. En effet, « science fiction » comme « merveilleux-scientifique » sont tous les deux des produits conçus par des théoriciens souhaitant créer après eux des modèles à reproduire pour bénéficier de leur label. En passant ces deux types de récit à travers le prisme de l’histoire littéraire, on constate qu’il s’agit de deux paradigmes différents que l’on peut étudier sans avoir à considérer l’un en fonction de l’autre. Si leurs thèmes sont similaires, ce sont pourtant deux mouvements bien distincts, tant du point de vue de leur légitimation auprès des lecteurs, de leur ampleur éditoriale que de leur réception critique. Alors qu’Hugo Gernsback invite les auteurs à se découvrir, Maurice Renard dispose déjà d’une figure de proue : Wells, remplacé par Rosny aîné.
 
En résulte malgré tout une difficulté à établir un corpus clair et définitif dans le cas du merveilleux-scientifique. Si la science-fiction est à construire d’après Gernsback, les frontières chronologiques et thématiques du merveilleux-scientifique se perdent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du modèle. Nous dirons avec Natacha Vas-Deyres que « dans le dernier tiers du XIXe siècle, [se crée] une sorte de floutage des divers types d’imaginaire47 » qui amène à se demander si le merveilleux-scientifique est un genre littéraire ou un catalogue d’œuvres liées à l’imaginaire. Néanmoins, le merveilleux-scientifique b

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