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Université de l'imaginaire - Etranges ballets, la représentation de la danse dans quelques textes de science-fiction
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Université de l'imaginaire - Etranges ballets, la représentation de la danse dans quelques textes de science-fiction

Claire Cornillon (Université de Nîmes)

En 2013, date de l'écriture de cet article, Claire Cornillon était ATER à l'Université Paris-Nord. Elle est aujourd'hui maîtresse de conférences en littérature comparée à l'Université de Nîmes.
Ses recherches portent sur des questions de narration et de fiction dans les littératures de l'imaginaire, dans les séries télévisées et le transmédia. Son ouvrage Sérialité et Transmédialité, Infinis des fictions contemporaines parait chez Honoré Champion en octobre 2018.

Etranges ballets, la représentation de la danse dans quelques textes de science-fiction

« Si vous connaissez quoi que ce soit à la danse, tout ceci doit vous paraître affreux. Un ballet à propos d’une nébuleuse ? Je sais. C’est une idée ridicule »¹, consent le narrateur de Stardance au début de la novella. Et pourtant les écrivains de science-fiction ont parfois évoqué cet art dans des contextes fictionnels divers qui l’interrogent sous plusieurs aspects. Que pourrait être la danse d’un robot ou celle d’un extraterrestre ? Comment dansera l’homme dans l’avenir ? Et lorsque les êtres diffèrent si radicalement, la danse ne peut-elle pas parfois devenir le seul langage possible pour communiquer ? Non seulement la science-fiction opère un déplacement qui interroge la nature de la danse elle-même mais, par ce déplacement, elle questionne aussi l’humanité ainsi que son rapport au corps, à l’autre, à l’espace et au temps. Catch that rabbit, une nouvelle d’Isaac Asimov publiée en 1944 et qui appartient au cycle des Robots, No, no, not Rogov, nouvelle de Cordwainer Smith de 1959, Sundance de Robert Silverberg, nouvelle de 1969, et Stardance, novella de 1977 écrite par Jeanne et Spider Robinson, explorent toutes la danse de manière centrale. A travers ces quelques exemples, nous nous interrogerons sur la représentation de la danse dans la science-fiction et surtout sur ses fonctions possibles au sein de la narration.

La danse comme contrepoint dans la narration

Dans Catch that rabbit et dans Sundance, la danse apparaît comme une surprise, comme un contrepoint dans la narration, qui contraste avec le reste de l’histoire, mais qui constitue un paradigme pour évoquer quelque chose de plus mystérieux. Elle est un modèle d’interprétation pour certains éléments de l’univers fictionnel au sein de la narration. Ainsi, le motif de la danse est présent de manière structurante mais la chute de la nouvelle nie en quelque sorte cette présence et fait de la danse non plus un objet réel d’interrogation mais le support d’un imaginaire du geste et du mouvement, un modèle d’interprétation d’un certain réel.

En effet, Catch that rabbit s’intéresse à deux ingénieurs, Powell et Donovan, chargés de tester des robots destinés à travailler dans des mines. Ils se rendent compte que, lorsque personne ne les regarde, les robots arrêtent de travailler et bougent de manière incompréhensible, en formations. Ces ingénieurs, confrontés à un mystère qui les dépasse, se disputent constamment sur l’interprétation à donner des faits qu’ils observent. Ils peuvent réparer un robot mais ils ne savent pas réellement comment il fonctionne. Ainsi, la nouvelle se construit comme une variation sur le motif de la quête où les personnages vont toujours plus loin pour résoudre l’énigme, jusqu’à mettre leur vie en danger – ils seront d’ailleurs sauvés par le robot en question. Comme ils ne comprennent pas le phénomène dont ils sont témoins, ils ne savent pas comment le dire : l’un le décrit comme une marche militaire et l’autre, précisément, comme de la danse. Celui qui l’interprète comme de la danse trouve d’ailleurs qu’il y a quelque chose de mauvais augure (« sinister ») dans cette histoire.
Effectivement, si le robot danse, alors il échappe à sa condition de robot. Il y a dans l’idée même de danse du robot une dimension effrayante. L’un des deux personnages, Donovan, parle encore de « danse macabre ». On pense ici à la scène du Metropolis ² de Fritz Lang où l’androïde danse et révèle par cette chorégraphie infernale sa noirceur. A l’inverse, son collègue pragmatique nie cette possibilité, mais sa position est aussi soumise à l’ironie de la narration, puisqu’il répond à Donovan : « Vous me donnez la nausée, […] vous avez lu trop de romans d’aventures. » ³.
Or lorsque le narrateur décrit les mouvements des robots, le style change et se charge d’adjectifs, de constructions plus complexes, dans une sorte de poétique du grotesque.

Il observait les gesticulations des robots sur l'écran. Ils constituaient des éclairs de bronze sur le sombre décor en dents de scie de l'astéroïde dépourvu d'air. Ils s'étaient rangés en formation de marche à présent, et à la pâle lueur émanant de leur propre corps, les parois grossièrement taillées de la mine défilaient sans bruit, tachetées par des ombres brumeuses aux formes erratiques. Ils marchaient au pas tous les sept, avec Dave à leur tête. Ils virevoltaient avec une macabre précision et un ensemble parfait, changeaient de formation avec l'étrange aisance de danseurs de ballet à Lunar Bowl. 4

D’un dialogue incessant, on passe soudain à une description. La danse des robots, si l’on peut la qualifier comme telle, interrompt le cours de la nouvelle et impose, parce qu’elle est geste, une autre temporalité à la narration. En un sens, la narration prend parti, au moins temporairement, du côté de la danse plutôt que de la marche militaire, précisément par les choix stylistiques.

La danse est ce qui est assimilé à un geste différent, difficile à comprendre, inutile (puisque les robots arrêtent leur travail pour l’effectuer), mais qui semble avoir du sens. Ce qui amène à l’interpréter comme de la danse, c’est que le mouvement n’est pas complètement aléatoire. On repère une construction, une chorégraphie, mais dont on n’aurait pas les clefs. De plus, les robots sont assimilés à un corps fragmenté. Ils sont au nombre de sept : une tête, c’est-à-dire un robot qui commande l’ensemble des autres, et qui a droit de ce fait à un nom, Dave, et six membres, que les personnages appellent les doigts (« fingers »), qui effectuent les actions commandées par la tête. Tous sont cependant d’aspect humanoïde. Ainsi, non seulement ils représentent ce que l’on peut qualifier de formation de groupe, mais aussi ce qui pourrait être le mouvement d’une conscience collective. Plusieurs corps forment un seul corps. Bien sûr, seule la tête est individualisée et les autres robots obéissent. Ils peuvent néanmoins tous parler. L’un d’eux est d’ailleurs interrogé par les ingénieurs mais il ne peut guère les aider puisqu’il n’est pas à l’origine de l’ordre.

Or l’explication finale du mouvement de ces robots est triviale. Les ingénieurs comprennent que ce qui ne fonctionne pas est lié aux circuits qui commandent l’initiative personnelle, c’est pourquoi le fait se produit lorsque personne ne les regarde et qu’ils sont en autonomie. En fait, le robot « tête » ne supporte pas cette autonomie parce qu’il a trop de robots sous ses ordres, six au lieu de cinq, et se met alors en pause. Durant cette pause, il bouge en quelque sorte ses doigts en attendant. C’est la raison pour laquelle les robots « doigts » effectuent ces mouvements5. Une telle explication n’a donc rien à voir avec la danse – ce qui est intéressant dans cette nouvelle, c’est la présence de la danse comme modèle d’interprétation d’une certaine forme de rapport au corps et au geste.
Dans Sundance de Robert Silverberg, la place de la danse est également paradoxale en raison de la chute de la nouvelle. Il s’agit d’un texte qui aborde la question des génocides et en particulier du génocide des indiens des grandes plaines aux Etats-Unis. Le personnage principal est un scientifique qui fait partie d’une mission dont l’objectif est d’exterminer des extraterrestres qui peuplent une planète et qui, selon eux, nuisent à son écosystème et à l’établissement de l’homme. Ces extraterrestres sont considérés comme des animaux et non comme des êtres conscients, alors que le protagoniste commence à remarquer des comportements chez eux, une forme de danse, qu’il identifie à des rituels religieux. On retrouve le même schéma que dans la nouvelle d’Asimov : le personnage observe un comportement qu’il ne comprend pas au premier abord et qu’il essaie d’interpréter. Ici il l’interprète comme une prière et c’est ce qui le décide à étudier davantage ce peuple, se mêlant à ces êtres pour comprendre leur culture. Cette situation le plonge dans une situation psychologique difficile car il comprend ainsi qu’il participe à un génocide. D’autre part, il associe cette situation à ce qu’a vécu son propre peuple puisqu’il est indien. Or la chute de la nouvelle révèle que l’intégralité de ce qui précédait était une thérapie destinée à lutter contre le traumatisme du personnage lié au génocide de son peuple. On lui révèle que les extraterrestres ne sont pas conscients et qu’il n’y a pas de génocide. Il n’y a pas eu de danse – tout se serait produit dans son imagination. Or, au lieu d’apporter une résolution, de clore finalement l’histoire, cette révélation ne fait que redoubler le questionnement du protagoniste. La thérapie est bien évidemment un échec. On trouve dans cette nouvelle une représentation de techniques qui ne sont pas maîtrisées – ici des technologies de reconstruction ou d’effacement de la personnalité – qui ne résolvent pas les problèmes. Tout au long de la nouvelle, les personnages évoquent la possibilité de mettre fin à la culpabilité qu’ils ressentent en subissant un procédé qu’ils appellent « editing », qui modifierait leur mémoire. Dès lors, la fin ambiguë, qui voit le personnage tourner et retourner dans sa tête différentes hypothèses, sans pouvoir se fixer sur une, ne discrédite pas complètement ce qui a précédé, au contraire. Cette danse qu’a partagé le protagoniste avec les autochtones, quand bien même elle n'aurait été que dans son imagination, est le seul élément positif de la nouvelle.

Enfin, No, no, not Rogov de Cordwainer Smith développe également des thèmes qui font écho aux deux premiers textes. Le style d’Asimov et celui de Cordwainer Smith sont très différents, mais en termes de construction, il y a des points communs entre leurs deux nouvelles. Dans les deux cas, des scientifiques humains se trouvent confrontés à quelque chose qui les dépasse et auquel ils ont accès grâce à une technologie qu’il maîtrisent mal. Dans ce contexte, la danse est l’expression de quelque chose de plus profond, d’inexplicable, et constitue un contrepoint, à la fois anthropologique et esthétique. Dans No, no, not Rogov, des scientifiques soviétiques mettent au point une machine destinée à atteindre le cerveau de cibles lointaines, pour obtenir des informations mais aussi pour déstabiliser, voire tuer, un ennemi. Pour ce faire, ils pratiquent des expériences sur des prisonniers. Chez Cordwainer Smith, ce sont des personnages très négatifs, entièrement dévoués à leur travail et leur mission patriotique, sans aucune considération pour les personnes qu’ils blessent ou tuent. Or lorsque la machine fonctionne, elle permet en fait à Rogov, non pas d’observer ce qui se passe à la Maison Blanche, comme il l’espérait, mais d’observer un ballet dans un futur lointain. Et cette vision est tellement extraordinaire, par sa beauté et son altérité, qu’il en devient fou. La danse ici s’inscrit dans la narration comme l’expression la plus élevée de l’humanité :
Après la défaite, après la désillusion, après la ruine et la reconstruction, l’humanité avait bondi au milieu des étoiles.
Par la rencontre avec un art non humain, par la confrontation avec des danses non humaines, l’humanité avait fait un superbe effort esthétique et bondi sur la scène de tous les mondes.6
Mais elle est aussi l’altérité radicale, dans la mesure où un ballet dans l’avenir est la chose la plus inattendue pour Rogov. L’écart est non seulement temporel mais spatial et presque ontologique puisqu’il s’attend à des considérations militaires et stratégiques et se trouve confronté à l’art. Ce choc entre deux mondes est renforcé par la narration elle-même. Le motif de la danse n’apparaît qu’au début et à la fin de la nouvelle, il l’encadre et, lorsque la danse est évoquée, le style change considérablement. On quitte l’ironie qui caractérisait la description des scientifiques pour aller vers quelque chose de l’ordre du poétique. La danse est fondée sur le geste et, par là-même, questionne le mot et le langage. Pour la décrire, le texte devient poétique, mais cette fois non pas dans une poétique du grotesque mais plutôt du sublime. Le jeu sur les répétitions et sur le rythme caractérise ces passages :

La danse était le triomphe du choc – le choc de la beauté dynamique.
La forme dorée sur les marches d’or interprétait les scintillantes complexités de la signification. Le corps était d’or, et pourtant humain. Le corps était une femme, et pourtant plus qu’une femme. Sur les marches d’or, dans la lumière d’or, elle tremblait et palpitait comme un oiseau devenu fou.7

Ainsi, la danse s’inscrit dans ces textes comme un support de la narration, comme un contrepoint, en termes stylistiques ou thématiques, qui vient interroger la situation décrite dans la nouvelle.

La danse comme objet de réflexion et comme rapport au monde

D’autre part, la danse peut être prise par le texte comme objet de réflexion en elle-même. Dans les textes qui nous intéressent, elle est présentée essentiellement sous deux angles, comme moyen de communication universel et d’autre part comme expression même de l’humanité.
Dans le texte de Cordwainer Smith, la danseuse est humaine mais certains des spectateurs ne le sont pas :

Les marches d’or vacillaient devant les yeux. Certains yeux avaient des rétines. Certains avaient des cônes cristallins. Mais tous les regards se fixaient sur la forme dorée qui interprétait La Gloire et l’Affirmation de l’Homme au Festival de Danse Inter-Mondes de ce qui aurait pu être l’an 13582 après J.-C.8

La danse rassemble et crée une connexion par le geste entre des formes de vie diverses. De la même manière lorsque Rogov est témoin de cette danse, il s’y reconnaît alors même qu’il ne la comprend pas : « Les rythmes signifiaient pour lui rien et tout. C’était la Russie, c’était le communisme. C’était sa vie – c’était son âme qu’il voyait en action sous ses yeux. »9 Et cette vision change complètement son point de vue sur le monde. C’est aussi une idée qui est au cœur de la nouvelle de Silverberg, puisque c’est par la danse que le narrateur communique avec les extraterrestres qu’il étudie : « Je leur parle à l’aide de mes pieds et ils comprennent. »10 Ici, cependant, il ne s’agit pas tant d’une question esthétique que d’une approche anthropologique de la danse comme rituel. Le protagoniste s’assimile lui-même à un ethnologue qui étudie un peuple puis qui s’identifie à ce peuple. La danse est dans ce texte non seulement un outil de communication mais aussi quelque chose qui relève du sacré, qui permet d’établir un rapport entre les êtres et un rapport à la nature, à l’univers entier :

Prends, mange, unis-toi. Le jus de la plante à oxygène coule dans mes vines. Je prends mes frères dans mes bras. Je chante et, quand ma voix quitte mes lèvres, elle dessine un arc brillant comme l’acier neuf, et je baisse le ton, alors l’arc se change en vieil argent. […] Le soleil est très chaud ; ses rayons sont de minces traits hérissés de sons étouffés, près de la limite de ma perception auditive. L’herbe épaisse chantonne pour moi, en basse profonde et riche, et le vent lance des javelots de flamme dans la prairie.11

Par la danse, se produit une prise en compte soudaine de la nature qui entoure le personnage. La danse imprègne une partie du texte et lui fournit une rythmique spécifique. « Je danse » (« I dance ») devient un leitmotiv alors que des procédés poétiques apparaissent pour transcrire une expérience qui est de l’ordre du sacré.
La danse représente aussi une forme de communion. Or le texte de Silverberg est entièrement fondé sur un balancement entre l’idée d’union et celle de séparation, d’abord en ce qui concerne le statut des êtres : les extraterrestres sont-ils comme nous, ou sont-ils autres ? D’autre part, les analogies historiques avec des génocides du passé résonnent avec le questionnement du protagoniste sur sa propre identité : est-ce un cas similaire ou non ? Enfin, ce questionnement émerge aussi de la narration elle-même puisqu'elle met en place ce que Gregory Benford qualifie de « dislocation », de « distorsion de la réalité », de « contact intermittent que l'on ne peut pas vraiment résoudre en une image claire » 12. En effet, la narration oscille entre trois pronoms personnels qui désignent le même personnage dans une fragmentation de son identité : la première, la deuxième ou la troisième personne. Cette alternance dans la narration accentue évidemment la dimension de crise identitaire du personnage, qui n’est un, précisément, que lorsqu’il danse avec ceux qu’il appelle ses frères, c’est à dire les extraterrestres. Il est en accord avec lui-même dans le nous qui émerge de la danse. Le leitmotiv « Et je danse », devient « et nous dansons » :

[…] et nous dansons, et dansons, et quelques-uns tombent d’épuisement, et nous dansons, et la prairie n’est qu’une mer de coiffures agitées, un océan de plumes, et nous dansons, et mon cœur fait un bruit de tonnerre et mes genoux se changent en eau, et le feu du soleil m’engloutit, et je danse, et je tombe, et je danse, et je tombe, et je tombe et je tombe.13

Or, on retrouve cette structure à la fin de la nouvelle lorsque la pensée du personnage devient une sorte de cercle et qu’il répète plusieurs fois « you fall through ». D’une part, il ne s’agit plus du « je » mais bien de la deuxième personne qui indique déjà un dédoublement, mais d’autre part, il perd explicitement tout repère. En effet il essaie de retrouver la réalité dans les illusions qui se succèdent et le cercle ne s’arrête pas sur une interprétation, il est infini. La danse est donc ici véritablement à la fois un rituel, un rapport au monde, un instrument de communication, un rapport à l’identité mais aussi une clef de lecture puisqu’elle indique au lecteur où se trouve l’enjeu fondamental de chacun de ces textes.
Cette idée de la danse comme rapport au monde est encore plus centrale dans Stardance. Ici la danse existe pour elle-même et la novella est une exploration de ce qu’elle représente en tant qu’art pour l’humanité du futur. Le narrateur de la novella est un ancien danseur reconverti en réalisateur après une blessure. Il découvre une jeune femme, extraordinaire danseuse, mais qui ne parvient pas à faire carrière en raison de sa taille et de son physique. Celle-ci va devenir la première danseuse à danser en gravité zéro, et ce au péril de sa vie. Le réalisateur est le témoin de ce parcours et filme ses ultimes performances dans l’espace. Il raconte a posteriori ce qu’il a vécu dans un récit biographique et autobiographique destiné, entre autres, à rétablir la vérité sur la danseuse, désormais figure de légende, et notamment sur les motivations de sa démarche artistique. Le texte se construit comme un véritable itinéraire initiatique où « Stardance », l’ultime performance de la danseuse, devient le but final qui ouvre la danse, mais aussi l’être humain, à un autre univers de possibles. C’est la raison pour laquelle l’ensemble des performances qui la précèdent sont décrites sous le signe de la contrainte. Bien sûr, celles effectuées sur terre de manière conventionnelle restent encore dans les limites de la danse telle qu’on la conçoit généralement. Mais les deux premières performances en gravité zéro, « Liberation » (ce titre n’est bien sûr pas un hasard), et « Mass is a verb », sont également des étapes pour s’affranchir des contraintes et des conventions. Elles sont une marche vers « Stardance », des étapes de familiarisation avec un environnement hostile, mais qui ouvre, si on le maîtrise, à un dépassement de la condition du danseur et du corps en général. Le narrateur insiste ainsi constamment sur la notion de force : Shara, la danseuse, est une force ; elle est mouvement, et les limitations de son corps et de l’environnement la contiennent, la restreignent :

Vous vous efforcez de danser « à partir de votre centre », et l'idée de contraction-et-détente qui sous-tend tellement la danse moderne repose sur le centre en tant que foyer d'énergie. Le centre de Shara semblait se mouvoir dans la salle par ses propres forces, entraînant des membres qui y étaient reliés par un choix plutôt que par la nécessité.14

Ce n’est qu’en lâchant prise complètement, quitte à en mourir, qu’elle libère les possibilités de son corps et danse réellement.
Dès lors, la danse devient un processus de révélation, d’illumination pour celui qui la pratique mais aussi pour celui qui la regarde. Les spectateurs se divisent en deux camps : ceux qui parviennent à voir et à comprendre l’enjeu et ceux qui ne le perçoivent pas. Or la démarche de Shara est de l’ordre du sacrifice ; elle est extrême, puisqu’il s’agit d’offrir un cadeau à l’humanité avant d’en mourir. On retrouve dès lors le motif du sacré et du rituel. « Masse était, par-dessus tout, un événement spirituel »15, dit le narrateur. « Sa danse s'adressait à la réalité, exprimait successivement les trois questions éternelles posées par tout être humain qui vécut jamais. »16, à savoir : d’où je viens ? Comment se fait-il que le monde existe ? et pourquoi suis-je si seul ? Ce n’est pas un hasard si « Stardance » n’est pas seulement un spectacle mais aussi l’occasion de communiquer avec des extraterrestres. Cette performance représente un moment d’ouverture de l’humanité à l’ampleur de l’univers, littéralement une sortie du globe, une appropriation de l’espace, non pas sur le mode de la conquête mais sur celui de la prise de conscience. Et cette prise de conscience passe par l’art. Pendant sa préparation, Shara médite d’ailleurs dans la contemplation de l’espace : « Bientôt cela devint sa méthode de méditation, sa retraite, sa rêverie artistique – une tentative pour tirer de la contemplation des froides et noires profondeurs une connaissance intérieure suffisante de l'existence extraterrestre pour en faire des danses. »17 Lors de sa rencontre avec les extraterrestres, à la fin du texte, Shara comprend d’abord qu'ils communiquent par le mouvement, et elle essaie par la suite de leur parler par sa propre danse. Le mouvement devient de fait habité, nécessaire, puisque le corps de Shara devient en quelque sorte le porte-parole de l'humanité toute entière.
De manière générale, on retrouve dans ces textes l’idée de la nécessité de la danse, comme si cet art était à la fois un art primordial, en tant qu’il implique le corps et l’humanité dans ce qu’elle a de plus intime, et un art dernier, suprême, qui serait l’expression de l’essence même de l’humanité, au-delà même du corps :

Les applaudissements d’un millier de mondes déferlèrent sur elle.
Elle regardait son public sans le voir, elle aussi subjuguée par la danse. Les applaudissements ne signifiaient rien. La danse était une fin en soi. Il faudrait qu’elle continue à vivre, jusqu’à ce qu’elle se remette à danser.18

Bibliographie
Asimov, Isaac, Attrapez-moi ce lapin, trad. Pierre Billon, (Catch that rabbit, 1944), in Le Livre des robots, Paris, Opta, Le Club du Livre d'Anticipation, 1967.
Cowan, S.A., « Five-Finger Exercise: Asimov’s Clues to the Plot-Solution of “Catch That Rabbit” » in Science Fiction Studies, Vol. 16 n°1 (mars 1989), p. 90-93. (Consulté le 22 juillet 2017)
Robinson, Spider et Jeanne, La Danse des étoiles, trad. Mélissa Manchette (Stardance, 1977), Paris, Calmann-Levy, 1979.
Silverberg, Robert, La danse au soleil, trad. Bruno Martin, (Sundance, 1969), in Le Livre d’or de la science-fiction, anthologie réunie par Philippe R. Hupp, Paris, Presses Pocket, 1979.
Slusser, George et Rabkin, Eric (éd.), Aliens, the Anthropology of Science Fiction, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987.
Smith, Cordwainer, Non, non, pas Rogov !, trad. Simone Hilling (No, no, not Rogov !, 1959), in Les Seigneurs de l’Instrumentalité, I, Les sondeurs vivent en vain, Paris, Gallimard, 2004.

1. Spider et Jeanne Robinson, La Danse des étoiles, trad. Mélissa Manchette (Stardance, 1977), Paris, Calmann-Levy, 1979, p. 17. (« If you know anything about dance, this must all sound horrid to you. A dance about a nebula ? I know, I know. It’s a ridiculous notion. »)

2. Fritz Lang, Metropolis, 1927, 145 min.

3. Isaac Asimov, Attrapez-moi ce lapin, trad. Pierre Billon, (Catch that rabbit, 1944), in Le livre des robots, Paris, Opta, Le Club du Livre d'Anticipation, 1967, p. 95. (« You make me sick. You’ve been reading adventure novels. »)

4. Ibid., p. 97. (« He watched the posturings of the robots on the visiplate. They were bronzy gleams of smooth motion against the shadowy crags of the airless asteroid. There was a marching formation now, and in their own dim body light, […] they marched in unison, seven of them, with Dave at the head. They wheeled and turned in macabre simultaneity ; and melted through changes of formation with the weird ease of chorus dancers in Lunar Bowl. »)

5. Sur la construction de l’énigme et les indices qui mènent à sa résolution dans le texte, voir S.A.Cowan, « Five-Finger Exercise: Asimov’s Clues to the Plot-Solution of “Catch That Rabbit” » in Science Fiction Studies, Vol. 16 no 1 (mars 1989), p. 90-93. (Consulté le 22 juillet 2017)

6. Cordwainer Smith, Non, non, pas Rogov !, trad. Simone Hilling, (No, no, not Rogov !, 1959), in Les Seigneurs de l’Instrumentalité, I, Les Sondeurs vivent en vain, Paris, Gallimard, 2004, p. 11. (« After defeat, after disappointment, after ruin and reconstruction, mankind had leapt among the stars. Out of meeting inhuman art, out of confronting non-human dances, mankind had made a superb esthetic effort and had leapt upon the stage of all the worlds. »)

7. Ibid, p. 12. (« The dance was a triumph of shock – the shock of dynamic beauty. The golden shape on the golden steps executed shimmering intricacies of meaning. The body was gold and still human. The body was a woman, but more than a woman. On the golden steps, in the golden light, she trembled and fluttered like a bird gone mad. »)

8. Ibid., p. 11. (« The golden steps reeled before the eyes. Some eyes had retinas. Some had crystalline cones. Yet all eyes were fixed upon the golden shape which interpreted The Glory and Affirmation of Man in the Inter-World Dance Festoval of what might have been A.D. 13,582. »)

9. Ibid., p. 29. (« The rhythms meant nothing and everything to him. This was Russia, this was Communism. This was his life – indeed it was his soul acted out before his very eyes. »)

10. Robert Silverberg, La Danse au soleil, trad. Bruno Martin, (Sundance, 1969), in, Le Livre d’or de la science-fiction, anthologie réunie par Philippe R. Hupp, Paris, Presses Pocket, 1979, p. 188. (« I talk to them with my feet, and they understand. »)

11. Ibid, p. 190-191. (« Take, eat, join. The juice of the oxygen-plant flows in my veins. I embrace my brothers. I sing, and as my voice leaves my lips it becomes an arch that glistens like new steel, and I pitch my song lower, and the arch turns to tarnished silver. […] The sun is very warm ; its rays are tiny jagged pings of puckered sound, close to the top of my range of hearing, plink ! plink ! plink ! The thick grass hums to me, deep and rich, and the wind hurls points of flame along the prairie. »)

12. Gregory Benford, « Effing the ineffable », in Aliens, the Anthropology of Science Fiction, George Slusser et Eric Rabkin (éd.),Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987, p. 22.

13. Silverberg, Robert, La Danse au soleil, op. cit., p. 196. (« […] and we dance, and we dance, and some of us fall from weariness, and we dance, and the prairie is a sea of bobbing headdresses, an ocean of feathers, and we dance, and my heart makes thunder, and my knees become water, and the sun’s fire engulfs me, and I dance, and I fall, and I fall, and I fall. »)

14. Spider et Jeanne Robinson, La Danse des étoiles, op. cit., p. 17. (« You strive to « dance from your center » and the « contraction-and-release » idea which underlies much of modern dance depends on the center for its focus of energy. Shara’s center seemed to move about the room under its own power, trailing limbs that attached to it by choice rather than necessity ».)

15. Ibid., p. 61. (« Mass was above all, a spiritual event »)

16. Ibid., p. 62. (« Her dance addresses reality, gave successive expression to the three eternal questions asked by every human being who ever lived. »)

17. Ibid., p. 47. (« Soon it became her meditation, her retreat, her artistic reverie – an attempt to gain from contemplation of the cold black depths enough insight into the meaning of extraterrestrial existence to dance of it. »)

18. Cordwainer Smith, Non, non, pas Rogov !, op. cit., p. 38. (« The applause of a thousand worlds roared in upon her. She looked blindly at them. The dance had overwhelmed her, too. Their applause could mean nothing. The dance was an end in itself. She would have to live, somehow, until she danced again. »)

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