Publié en partie en 1982 dans Warrior, V pour Vendetta, est certainement le comic book qui a fait sortir de l'ombre Alan Moore, alors âgé de 29 ans, et l'a conduit sur les premières marches d'une carrière internationale. C'est sous la forme d'une imposante intégrale de 270 pages que Delcourt décide maintenant de nous la proposer.
Londres, 1997 Le conflit atomique mondial qui a miraculeusement épargné les îles britanniques, ne les a pas pour autant laissées indemnes. Profitant de la déroute des partis démocratiques, les leaders populistes se précipitent au chevet de la Royauté pour mieux l'achever et instaurer à la place une dictature, mélange improbable de 1984 et du Meilleur des Mondes. Epuration raciale, camp de travail, ou de rééducation, guerre sans fin contre l'ennemi extérieur, autant de refrains trop familiers joués aux Anglais sous la férule d'un système porté au pouvoir par le renoncement du peuple à ses aspirations démocratiques.
Un système quasi-autonome, personnifié à l'extrême où l'Œil voit, où l'Oreille vous écoute, où la Voix vous dit quoi penser, sous peine d'être remis dans le droit chemin par les hommes de la Main. Tout un organisme de régulation/répression qui s'en remet au Destin, un super ordinateur, ultime récipiendaire des aspirations d'un peuple qui s'est refusé le droit de choisir. Le prix du renoncement c'est l'abdication. Celle de sa fierté par exemple. Ainsi, un soir, près du Pont de Westminster, Evey se retrouve-t-elle à monnayer ses charmes à un premier client qui s'avère vite être un agent de la Main, et qui entend bien profiter de la situation. Il n'en aura pas l'occasion. Sorti de l'ombre, un homme masqué et habillé en saltimbanque du XVIème siècle le tue, sauvant la jeune femme à temps pour lui permettre de voir de l'autre côté de la Tamise les bâtiments du Parlement exploser et partir en fumée.
L'homme s'appelle V. De lui on ne saura pas grand-chose d'autre, sinon qu'il voue au gouvernement du Destin une haine implacable, presque personnelle, comme s'il voyait en cet anthropomorphisme du système un homme qu'il faudrait tuer. V n'est pas un justicier. Il semble suivre une logique qui lui est propre, et son sens moral surnage dans un brouet de névroses et de folie à peine dissimulées. De son sanctuaire, véritable refuge de la pensée et de l'Art, il organise la destruction méthodique des fondements de l'Etat. Méthodique, sanglante, et tendue vers un paroxysme de violence libertaire.
Alors que Margaret Thatcher, au pouvoir depuis trois ans, lance les premières vagues d'une privatisation dévastatrice pour l'économie anglaise. Alors que des soldats britanniques traversent l'Atlantique pour défendre l'orgueil de l'ancien Empire, échoué sur un bout de rocher au large de l'Argentine. Alors qu'en réaction à la politique des Torries, l'Angleterre est submergée par le punk, il est évident que V pour Vendetta, prend une connotation toute particulière dans le paysage des comics de l'époque. Prenant pour point de départ de son univers répressif les assises du gouvernement ultra-libéral de 1982, Moore ne signe rien moins qu'un pamphlet contre la politique de l'Angleterre et contre le renoncement de ce peuple qui a installé Margaret Thatcher au 10 Downing Street. Il voit dans cette répression molle, et dans ce virage libéral, utilitariste et tout entier tourné vers le profit, la mort des idées. Pas seulement celle des idéaux, mais des idées. Il plaide donc contre la fin des Arts et pour une pensée librement conduite, dans une sorte de cri libérateur et vengeur.
V pour Vendetta est très certainement la BD la plus violente jamais éditée. Violente par la véhémence de son propos, et le radicalisme presque candide qui l'habite. Authentiquement, nous avons affaire ici à un pur brûlot anarchiste. Subversif et intelligent, comme toujours avec Alan Moore. La lecture de ce lourd pavé lancé furieusement à la gueule de l'establishment est non seulement salutaire, elle est urgente, car encore bien trop nécessaire plus de vingt ans après sa parution originale.
La chronique de 16h16