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Vision aveugle

Gilles Goullet (Traducteur), Getty Images (Illustrateur de couverture), Peter Watts ( Auteur)
Langue d'origine : Anglais US
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 08/09/2011  -  livre
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Vision aveugle

Biologiste spécialiste de la vie sous-marine, Peter Watts est un auteur canadien né en 1958, qui en plus de ses romans et nouvelles a également participé à des scénarios de jeux vidéo.

Vision aveugle
est son premier roman publié en français, bien que le dernier en date en langue originale, après la trilogie des rifters (Starfish, Rifteurs et Béhémoth). Il a figuré parmi les nominés pour le prix Hugo du meilleur roman en 2007 et des nominés pour le prix Nebula en 2008.

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Le 13 février 2082 à 10h35, les Lucioles surgissent de l’espace pour encercler la Terre et la prendre en photo sous toutes les coutures. Mais qui est le photographe ? Un signal radio venant d’une comète de la ceinture de Kuiper mène les scientifiques sur une piste. Plusieurs missions sont envoyées vers le signal. Siri Keeton, qui fait partie de la troisième vague, exerce le métier de synthétiste, c’est-à-dire qu’il observe et analyse froidement des données avec un regard extérieur qui lui permet de mieux les retraduire, notamment les éléments fournis par les IA. En effet, depuis que la singularité technologique s’est produite, les ordinateurs apportent des informations que l’homme ne sait interpréter sans intermédiaire. Le rôle de Siri est ainsi de retranscrire dans un langage accessible les données transmises, même s’il ne les comprend pas lui-même. Ce recul et ce détachement lui sont possibles dans la mesure où, enfant, au cours d’une opération chirurgicale pour le guérir de ses crises d’épilepsie, on lui a ôté une moitié de son cerveau.

Mais Siri n’est pas le seul phénomène de la nature qui peuple Le Thésée. Tous sont des reconstruits ; des hybrides. Le vaisseau est dirigé par un vampire, Jukka Sarasti, dont la race éteinte a été réveillée par l’homme pour ses capacités intellectuelles hors du commun, bien que le rôle de prédateur-né de ces créatures ne les aide pas à s’intégrer dans la société humaine. Les autres compagnons de voyage de Siri sont tout aussi modifiés, que ce soit Isaac Szpindel, le biologiste dont le corps a été équipé pour fusionner avec ses outils, le major Amanda Bates, véritable machine de guerre dont le corps amélioré est fait pour résister et commander les drones, et Susan James, la linguiste aux personnalités multiples, qui incarne à elle seule Le Gang des Quatre (Sascha, Michelle, Cruncher et Susan). Et tous disposent d’une doublure en état de sommeil, en stase, mort-vivant, au cas où il leur arriverait malheur.

A leur réveil, une surprise de taille les attend. Ils ne se trouvent pas comme prévu dans la ceinture de Kuiper, mais bien plus loin, dans le nuage d’Oort, où le signal les a menés, en orbite autour de « Big Ben », une sorte de sous-naine lourde comme dix Jupiter, aux conditions extrêmement hostiles à la vie terrienne et qui abrite également sous son orbite un étrange vaisseau extraterrestre avec qui ils vont tenter de communiquer, et qui se présente à eux comme Le Rorschach. Mais ses habitants, s’il y en a, souhaitent-ils pour leur part établir le contact ?

Un environnement particulièrement bien pensé

Ne vous fiez pas à la couverture de Vision aveugle : il ne s’agit pas du tout d’un roman d’horreur à la Stephen King transposé dans l’espace. Si Peter Watts joue sur l’angoisse de ses lecteurs, et nous plonge dans la psychologie tordue de ses personnages, ce n’est pas pour nous donner une dose d’adrénaline mais bien pour nous faire réfléchir à notre propre état de conscience. Mais attention, il ne s’agit pas non plus d’un texte uniquement philosophique, l’auteur a su très adroitement concilier le rythme d’un roman passionnant au développement de sa théorie approfondie sur l’âme humaine.

Les personnages, même s’ils sont tous très particuliers, nous sont très vite sympathiques – sauf Jukka le vampire –, en particulier le narrateur Siri Keeton, dont l’infirmité sentimentale et sociale le rend plus complexe. Ils vont devoir explorer les couloirs étranges de l’artefact extraterrestre, subir les champs électromagnétiques qui les parcourent et un environnement qui les tue en quelques heures malgré leurs combinaisons – ils peuvent ensuite se régénérer à bord du vaisseau. Ils vont tous être confrontés à leurs angoisses personnelles lors de ces expéditions à répétition. L’auteur parvient à nous présenter une entité extraterrestre qui ne laisse place à aucun cliché. Comme il le dit lui-même dans ses notes à la fin de l’ouvrage : « J’en ai assez des extraterrestres humanoïdes au front bombé, tout comme ceux genre insectoïdes géants en image de synthèse et qui ont l’air extraterrestres, mais agissent au mieux comme des chiens enragés en costume de chitine. […] Le défi consiste donc à créer un alien vraiment différent, et néanmoins biologiquement plausible. » Le pari est réussi avec les « Brouilleurs ».

L’illusion du moi

Peter Watts développe une réflexion tout à fait argumentée sur les capacités de notre cerveau. « Vision aveugle », cet oxymore, est un terme scientifique qui existe bel et bien en neurologie et désigne un patient qui, suite à une lésion cérébrale, « voit » des objets de façon inconsciente même s’il ne peut les voir via le canal visuel classique. Peter Watts explore dans son roman les rouages de notre cerveau et la manière dont il peut nous tromper, à l’image des cas étudiés par Oliver Sacks, neurologue anglais, dans son essai L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, et qui fait partie des ouvrages de référence cités par l’auteur. Dans le cas éponyme de l’essai en question, à cause d’une tumeur au cerveau, un homme est devenu incapable de différencier un objet d’un être vivant, car il ne focalise son attention que sur les détails de l’image qu’il reçoit. Il est incapable de façonner une vue d’ensemble, et donc d’analyser ce qu’il voit. A travers les personnages de son roman, confrontés à une entité qui ne leur est pas compréhensible car trop différente, Peter Watts explore l’interprétation de la réalité via les spécificités de chaque protagoniste.

L’entité extraterrestre que rencontrent les passagers du Thésée est tellement incompréhensible à nos yeux d’humains qu’ils ne savent dire si elle est hostile ou non. Notre cerveau est adapté pour une certaine perception des choses, comme le montre l’exemple du cube de Necker utilisé par l’auteur, dont on ne peut voir les deux aspects en même temps. Seul Jukka Sarasti, le vampire, qui possède une perception plus développée que les humains, arrive à percevoir une vue d’ensemble de la situation, mais se joue de ses coéquipiers. Il est au premier abord étonnant de voir le thème du vampire intégré dans ce roman, mais finalement le concept de proie/prédateur qu’il permet de développer, ainsi que le rappel à l’instinct animal, s’insère bien dans le corps du récit.

Du point de vue de l’évolution, Peter Watts se questionne sur les notions de conscience et d’intelligence. La conscience de soi est-elle bien synonyme d'intelligence ? L’empathie est-elle un bonus pour l'intelligence ou plutôt un obstacle à son bon développement ? L’intelligence sans conscience n’est-elle pas préférable ? Nos réflexes sont-ils les vrais garants de notre corps via le cerveau reptilien alors que notre évolution récente vers la conscience de soi serait un leurre inutile ? Il se réfère à ce sujet à Thomas Metzinger, philosophe allemand auteur de Being no one, qui affirme que notre conscience du moi n’est que subjective. Les notes à la fin du roman sont à lire car elles ont permis à l’auteur d’étayer de façon construite les informations qu’il délivre au fur et à mesure. D’autres précisions sont disponibles sur le site web de Peter Watts.

Un roman passionnant qui laisse son empreinte sur l’esprit du lecteur

Vision aveugle est un livre rare comme on aimerait en lire plus souvent, une vraie claque figurative, qui génère une nouvelle réflexion. Il y a des livres qui réfléchissent pour nous ; celui-ci nous oblige à penser par nous-mêmes tout en nous ouvrant à de nouvelles pistes. Un livre riche de sens et d’idées neuves, dont on ne sort pas indemne, mais plutôt « modifié », à l’instar des protagonistes du récit.

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