Éric Gauthier est un conteur québécois avec qui il faut désormais compter... les prix. Comme toute bonne histoire, la sienne commence dans un bar – le Sergent Recruteur – où l’ex-informaticien performe pour la première fois ses fables atypiques aux Dimanches du Conte. On est en 1999, l’année de son premier prix Solaris pour "La Maison de l'anxitecte".
Deux décennies maintenant que la tournée des prix est lancée et que le geek émancipé continue de s’en jeter derrière les lunettes avec son premier Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois en 2003 (Terre des pigeons, Planète rebelle). Évidemment un second l’attend en 2012 avec Montréel, son deuxième essai romanesque.
Le succès d’Éric Gauthier en serait donc jeté depuis un bail et l’on ne sait plus quel incroyable destin critique présager à son nouvel opus : La Grande Mort de mononc’ Morbide. Troisième roman publié chez les Éditions Alire, sa sortie en France fera la joie des amateurs de fantastique, d’argot québécois et de personnages renfrognés.
E.G : « J'ai toujours aimé ces vieux contes où un étranger tout de noir vêtu arrive au village et sème la pagaille. »
Mononc’ Morbide, alias Edgar Malenfant, est un vieillard de fort mauvaise humeur. Ancien acteur de série B pour mioches, il est devenu l’archétype du centenaire increvable et amer. À son grand dam, quelques téméraires lui prêtent encore de l’importance : Steve, nouveau colocataire dont il est l’idole de jeunesse, et Élise, sa nièce artiste, avec qui il partage une lourde malédiction familiale.Tout dépendra d’Edgar qui devient rapidement l’objet de toutes les obsessions morbides. Cet univers dysfonctionnel a-t-il seulement la place pour un ultime héroïsme, une dernière performance d’oncle ?
Conte ou film choral des années 1970 ?
Premièrement déroutante, l’esthétique très cinématographique et fragmentée du roman consacre la croisée des destins solitaires, celui de Steve, Élise et Edgar ; mais pas seulement. La rencontre de ces trois âmes en peine organise autour d’elle de multiples autres retrouvailles salutaires. Le roman, en ce sens, invite un beau panel de misanthropes à cohabiter jusqu’à la naissance d’une solidarité, dernière chance pour sauver leur peau. Les passages les plus émouvants et joviaux restent à ce titre les nombreuses engueulades et répliques assassines de ces asociaux. Dixit Edgar à Steve : « Ce qui ne te tue pas te rendrait peut-être plus intéressant. Et moi… je suis pas tuable de toute façon. »
« Que le meilleur vive ! »
Si l’enfance est certainement la thématique privilégiée de l’ouvrage, célébrée pour sa matière nostalgique et fantasmagorique, c’est l’hommage à une vieillesse désabusée, au faux-méchant incarné par Edgar, qui ajoute au charme de cet univers résolument mélancolique : « La vie, c’est une vague de merde après l’autre. Tu peux apprendre à nager, mais soit prêt à avaler une tasse ou deux. »
Au-delà de l’obsession de l’échec, de la peur de l’avenir d’Élise et Steve, l’opus délivre discrètement sa sagesse populaire et s’accorde un fond de philosophie appréciable. Edgar est le contrepoint à un enthousiasme enfantin transformé en révolte adolescente ; il devient le fétiche d’une résilience éloquente : « Chacun doit apprendre à vivre avec ses propres particularités. Y a pas de substitut pour l’âge, pour l’expérience. Faut endurer, c’est pour ça qu’on est doués. »
Une lecture pour apprendre la patience en attendant la prochaine cuvée.