Le Temple de l'oubli
Réaliser un grand succès d'édition avec une première BD n'est pas l'apanage de tout le monde. La difficulté était sans doute encore plus grande au début des années 80, dans un univers éditorial plutôt frileux. C'est pourtant ce qui est arrivé au duo Le Tendre Loisel avec La Conque de Ramor, premier tome de La Quête de l'oiseau du temps. Sans avoir assis ses auteurs sur des pétales de roses, elle leur a certainement fourni l'assurance, et accru leur exigence, à l'heure de la publication du Temple de l'oubli, deuxième tome de la série, sorti en 1984. La confirmation n'a pas tardé, et ce deuxième volet a extrait la série de la réussite anecdotique pour la promouvoir au rang des grands succès de l'époque. Une ascension irrésistible, comparable à l'évolution de La Quête elle-même, tirée vers le haut par le talent croissant de ses auteurs. Souvenez-vous...
"La magie déchire Akbar ! Elle nous séduit... nous illusionne..."
Bragon, Pélisse et l'Inconnnu ont ramené la conque de Ramor, chèrement conquise auprès des gris grelets, à Mara. Mais afin de l'étudier, la sorcière a besoin de plus de temps qu'il n'en reste jusqu'à la libération du dieu de la conque, qui sonnerait la fin du monde d'Akbar. Aussi tente-elle de persuader Bragon de partir à la recherche de l'oiseau du temps. Bragon accepte sans mal, le nombre des années, n'ayant guère émoussé sa passion pour Mara, passion qu'il reporte désormais sur la jolie et jeune frimousse de Pélisse.
Mais il y a un hic, ou plutôt deux. Le premier, c'est que l'emplacement de l'oiseau du temps n'est indiqué que sur des runes situées au coeur du temple de l'oubli, dont nul n'est jamais ressorti vivant, pas même les Jaisirs qui en gardent l'entrée. Le deuxième hic est que, pour s'assurer la réussite de son entreprise, Mara a choisi à Bragon un coéquipier dont celui-ci aurait bien voulu se passer: Bodias, le Prince-sorcier de la Marche des mille verts, celui-là même qui ravit le coeur de Mara dans la jeunesse de Bragon. Et pour ne rien arranger, les jaisirs semblent bien peu disposés à laisser Bragon entrer en posession des runes du temple. Dans ce contexte, leur alliance avec Bulrog, désormais ennemi notoire de Bragon, n'est pas pour faciliter la tâche à notre chevalier...
"...Pour mieux nous asservir... Mieux nous perdre."
Dans ce deuxième volume, le mystère s'épaissit : maintenant que la conque est entre les mains de Mara, se pose la question de ses réelles intentions. Et même si cette question est reléguée au second plan par l'aventure de Bragon et de ses compagnons, le personnage de Mara, n'apparaissant qu'au détour de petites vignettes ombreuses, prend désormais une dimension inquiétante. Cette impression est relayée dans toute l'aventure par les imprécations de Fjel ou de Bodias, chez lesquels la mort s'accompagne d'un sursaut de lucidité (et réciproquement). De même, l'étrange pouvoir du fourreux et son association quasi-symbiotique avec Pélisse projettent de nouvelles zones d'ombre sur l'apparente évidence. Ce tome est également caractérisé par un final tragique éblouissant, marqué par la disparition prématurée de Bodias (et incidemment de la Marche des mille verts), auquel on commençait tout juste à s'attacher après l'avoir copieusement détesté pendant la première moitié du tome. En somme plus l'aventure progresse, plus Bragon s'insinue en nous. Le talent de Le Tendre s'affirme plus que jamais, et l'intrigue générale de La Quête, tout juste ébauchée dans La Conque de Ramor, déploit ici toute son envergure.
Du point de vue du dessin, Le Temple de l'oubli marque une transition, notamment dans les décors et les prises de vue : Loisel enrichit ses planches de grandes vignettes et se ménage des perspectives pharaoniques, notamment dans le décor de Numûr qui n'est pas sans rappeler localement le trait de Moebius. Malgré quelques planches un peu fouillis, étrangement disséminées dans tout l'ablum, Le Temple de l'oubli présage le dessin futur de Loisel avec des traits plus fins et plus assurés. La mise en couleur suit la même évolution avec, deci-delà, des planches d'une densité rarement égalée depuis. La diversité des paysages, et leur abolue précision donnent à Akbar une épaisseur et une réalité qui prendront tout leur sens dans Le Rige et L'Oeuf des ténèbres.