On n’aborde pas l'œuvre de John Wood Campbell sans une certaine curiosité. En effet, s'il est surtout connu pour son irremplaçable contribution éditoriale à la science-fiction, ses écrits restent, eux, plus confidentiels. Sa dernière nouvelle date de 1939, soit un an à peine après sa nomination à la rédaction en chef d'Astounding Stories, où il sera, entre autres, le pygmalion d'auteurs comme Poul Anderson, Isaac Asimov, Robert Heinlein, Franck Herbert, Fritz Leiber, Robert Silverberg, Clifford Simak, L. Sprague de Camp, A. E. Van Vogt… Une activité, qui, on le comprend, ne lui laissera guère le temps de se consacrer à sa propre carrière d'écrivain. Ingénieur de formation et novelliste précis – à la manière d'Edgar Allan Poe –, il est évident que Campbell a changé le visage de la SF comme il est tout aussi évident qu'il a projeté sur ses protégés une certaine vision du genre, Gérard Klein le démontrant dans le portrait en demi-teinte qui ouvre la présente réédition du Ciel est Mort. Bémol bienvenu à la dithyrambe orchestrée par Joseph Altairac et Francis Valéry, biographes et traducteurs du Grand Homme. Un panégyrique indigeste qui prélude en dernier lieu à ses neufs nouvelles et qui s'achève sur un credo qui va certainement faire plaisir aux fans de Moorcock : "La science-fiction Campbellienne est la science-fiction".
On retrouve toutefois dans ces regards sur l'auteur au moins deux dénominateurs communs : sa passion maniaque pour les sciences, et l'étonnante modernité de son écriture. Et cela au moins est indiscutable. Même si cette modernité sert parfois des intrigues un peu surannées, comme dans La Bête d'un Autre Monde ou encore Points de Friction, où le prosélytisme scientifique de Campbell a un côté Jojo-la-Bricole qui devient vite assez pénible. Mais une chose est sûre, le bonhomme s'y entend pour alpaguer le chaland. Chacune de ses nouvelles est une leçon magistrale sur le bon usage des techniques d'écriture. Dès les premières lignes le lecteur est bel et bien fait aux pattes, irrémédiablement intrigué, définitivement accroché. Les inévitables scènes d'expositions s'enchaînent dans la foulée, coulent de source. En deux pages le décor est planté, l'intrigue ouverte, il n'y a plus qu'à se laisser porter par l'histoire. Tant est si bien que c'est presque sans s'en rendre compte que l'on suit John Campbell vers ses œuvres les plus tardives, et les plus intéressantes. On trouve dans Suicide, Elimination, Crépuscule et Le Ciel est Mort un souffle visionnaire qui aurait dû amener Campbell-auteur au rang des meilleurs. On ne peut pas lire ses nouvelles, sans penser à tous ces écrivains dont Campbell-éditeur fût le mentor. Par l'ambiance ou le propos, on est proche de Chaîne autour du Soleil de Simak, de l'Histoire du Futur de Heinlein, de L'Homme dans le Labyrinthe de Silverberg. Avec le mini-cycle d'Aesir, on se réfère nécessairement à Dune et on comprend mieux comment cet homme a su influencer toute la SF américaine, et par voie de conséquence la SF mondiale.
Ce professeur Nimbus, a ouvert les colonnes de son journal à nombre de pseudo scientistes, souvent des escrocs patentés. Ainsi son intérêt précoce pour la scientologie de Hubbard (un autre de ses poulains), qu'il finira par désavouer publiquement. Mais surtout John Campbell, nous offre un cas de schizophrénie littéraire fascinante. Ecrivain surdoué, il a réservé la meilleure part de son génie à la mise au monde d'un genre qu'il a fidèlement servi par le truchement d'auteurs parfois moins brillants que lui. L'éminence grise de "l'Age D'Or" a dès 1939 choisi l'ombre. Son œuvre, régulièrement rééditée, est étonnante. C'est, cette fois encore, l'occasion de satisfaire votre curiosité et de redécouvrir un novelliste brillant, hélas sauvagement assassiné par un éditeur génial.