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Le Grand Trou

Frederik Peeters (Dessinateur), Albertine Ralenti (Coloriste), Pierre Wazem (Scénariste)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 30/04/04  -  BD
ISBN : 9782731663402
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Laurent   - le 31/10/2017

Le Grand Trou

La bande dessinée francophone a de l'avenir, qu'on se le dise! Et pas seulement à travers ses têtes d'affiche et son centrage franco-belge. Car malgré leur nom aux consonances flamandes, Wazem et Peeters sont deux auteurs helvètes qui pourraient bien faire de l'ombre aux grands noms de la BD fantastico-humaniste. L'un comme l'autre ont fait leurs armes dans le domaine de la presse écrite et du fanzinat. Frederik Peeters est un auteur complet qui s'est fait remarquer à travers Les Pilules bleues, un album largement autobiographique, drôle et dramatique à la fois; en solo, il a également commis Constellation et surtout Lupus une série au cadre S-F mais au propos franchement humain. Le nouveau prodige suisse récidive en s'attelant cette fois au dessin de Koma, une série scénarisée par Pierre Wazem, un des auteurs fétiches de la collection Tohu Bohu des Humanoïdes associés (avec notamment Le Chant des pavots, et plus récemment Comme une rivière et Week-end avec préméditation). Aujourd'hui paraît le deuxième tome de Koma: Le Grand Trou, dans lequel l'aventure de la petite Addidas Eme prend un sérieux virage fantastique.

"La fille je m'en fous. Elle est dans une cheminée. Bon. Moi, j'voulais être danseur de flamenco et je suis bien là dans un commissariat! Je m'en fous de la fille."

Le premier tome laissait la petite Addidas Eme, fille de ramoneur et ramoneuse elle-même à ses heures de boyaux exigus, égarée dans les méandres d'une cheminée, où elle avait fait la rencontre d'une étrange créature. Malgré son aspect monstrueux, celle-ci se révèle un compagnon agréable qui va mener la petite Addidas au coeur d'un monde souterrain inconnu des 'vrais', ces humains qui vivent à la surface, et qu'une pléthore de monstres s'applique à maintenir en vie en faisant tourner les machines, une par individu, qui leur correspondent. Quelle n'est pas la surprise d'Addidas de découvrir que son nouvel ami est en fait affilié à la maintenance de sa machine à elle, une machine définitivement brisée, sans que la petite Addidas ne soit morte pour autant...

En surface, bien loin d'imaginer les péripéties souterraines de sa fille, Julius Eme s'inquiète: il n'aurait pas dû dissimuler à Addidas les causes de la disparition de sa mère. Maintenant il est trop tard : la petite a disparu et personne à part lui, ne semble s'en soucier. Pire : lorsqu'il se rend au commissariat pour demander l'aide des pouvoirs publics, il se fait arrêter pour une sombre histoire de travail clandestin et enrôler de force. Sans qu'on lui explique pourquoi, Julius Eme est condamné à creuser et creuser encore le grand trou, au sein d'une chantier titanesque, qui s'enfonce dans les entrailles de la terre.

Visite d'un royaume hyperbolique

Koma est une série sensation. L'histoire effleure plus qu'elle ne touche, mais son propos est si fragile, si délicat que même l'attention et les caresses semblent brutales. Tous les ménagements paraissent insuffisants et on sort de cette histoire la bouche remplie de murmures. Les dialogues sont sensationnels, mêlant le ton enfantin et déconcertant de vérité de la petite Addidas, aux échanges absurdes des adultes et de l'administration. Les silences sont également magiques dans cet univers marqué de la transparence du non-dit.

Le dessin de Peeters a également quelque chose d'envoûtant. Il appartient à cette école qui n'en est pas une mais qui réunit ces dessinateurs dont le trait simple ne parvient pas à dissimuler leur énorme talent graphique. Tout est réussi ici : des encrages si sombres du monde souterrain parfaitement mis en lumière par la lampe frontale d'Addidas, aux gros plans et à la mise en scène. Sous le trait instinctif d'une incroyable acuité on décèle un travail savamment étranger, neuf, simple et organisé. Le personnage du monstre est bien plus détaillé que dans le premier tome; il apparaît comme une sorte de croisement entre The Beast et un gibbon, avec des yeux de barbapapa (si vous arrivez à vous faire une idée avec ça, je dis bravo).

Dans Koma, comme à travers les autres publications de ces auteurs dont la sensibilité affleure, tout se fait en douceur, sans brusquerie, sans pétarade inutile. Ici le propos fantastique est surtout l'opportunité pour une gigantesque hyperbole autour de la difficulté à vivre, aux errances de nos machines de corps, de nos machines de coeurs. C'est également une ode à l'inattendu, aux écarts, aux imprévus qui font de vulgaires individus des êtres singuliers. Un bijou. Une oeuvre magnifique de simplicité et de profondeur qui nous montre l'étendue du vide sous nos pieds sans nous y précipiter, mais en nous faisant flotter en douceur, comme des oiseaux convalescents. Et pourtant on s'effondre, et le vide nous attend, avec une patience terrible, une patience qui n'a rien à voir avec le monde des vivants. Un grand bravo à cette bande dessinée qui, sans se parer d'ambitions démesurées, porte l'émotion au pinacle, sans un brin de pathos, sans une once de misérabilisme. Vous allez adorer.

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