Quand on parle de magie, on imagine peut-être Gandalf, le sorcier noble et puissant, étranger aux causes matérielles. Ou alors, peut-être John Constantine, le sorcier peu recommandable aux amis dangereux.
Un peu de sérieux, jeune homme
On n’imagine pas forcément un vieux gentleman du Yorkshire en 1812, avare, désagréable et pantouflard. Pourtant, Gilbert Norrell est le dernier véritable magicien anglais. Attention : la magie anglaise n’est pas une quête spirituelle. C’est une carrière, comme la Loi, la Médecine ou le Clergé. Mais surtout, c’est une tradition. Des magiciens anglais, il y en a eu beaucoup au cours des siècles, mais aucun d’aussi puissants que le Roi Corneille, qui régna trois cents ans sur le royaume indépendant d’Angleterre du Nord, et qui créa des alliances puissantes entre les fées et les humains. Mais pour Norrell, les fées, les rois corneilles et les enchantements ne devraient pas être présents à l’esprit d’un magicien anglais. Ce n’est pas respectable. Ce n’est pas sérieux. Lui veut ramener la magie au service du pays (qui en a bien besoin, confronté qu’il est à Napoléon), et surtout s’assurer que la magie ne soit pas pratiquée par quelqu’un d’autre que lui.
Un seul autre va devenir magicien : un jeune homme nommé Jonathan Strange. Là où Norrelle est prudent, Strange est audacieux, là où il est renfermé (et dépend pour ses relations d’amis bien peu fiables mais très à la mode), Strange est ouvert et sociable. Strange devient l’élève de Norrell. Il semble que le pays recouvre enfin sa gloire passée.
Sauf que… Sauf que la magie, c’est dangereux. Faire revenir les anciennes alliances, c’est dangereux. Les fées ne sont pas fiables, loin de là. La magie respectable finit par donner lieu à la magie noire. Et surtout, il va bien falloir déterminer un jour qui est le plus grand magicien de l’époque. La guerre contre Napoléon pâlit à côté de celle entre les deux seuls magiciens anglais survivant.
Une belle Histoire
Susanna Clarke signe un beau, gros, lourd premier roman. Il s’agit visiblement de quelqu’un qui a un grand amour pour la période. Le style est très proche de celui d’Austen, voire de Dickens. C’est un roman du XIXème siècle, écrit aujourd’hui. Les notes de bas de page dénotent un amour de l’érudition qui n’est pas sans rappeler Neil Gaiman, « parrain » de l’ouvrage. Le roman nous amène dans le Londres des années 1810, oui, mais aussi dans l’Espagne en guerre sous Wellington, dans l’Italie au temps des premiers touristes, dans la froideur provinciale d’un hiver du Yorkshire, dans la noirceur d’un cœur auquel la magie a ôté toute limite, dans le désespoir d’une malédiction qu’on sait ne pas pouvoir lever. Bref, il y a beaucoup de choses, peut-être même trop. C’est un livre bien fait, bien écrit et foisonnant d’idées, mais cela représente quand même mille pages de roman du début du XIXème siècle, et il faut avoir la motivation pour aller au bout – ce qui en vaut la chandelle, je vous l’assure. Comme la magie anglaise elle-même, Jonathan Strange & Mr. Norrell récompense la persévérance par de nombreuses merveilles.