Les Aveugles

Les Aveugles

Sous le pseudo si atypique de F’Murrrrr se cache Richard Peyzaret, parisien pur jus né en 1946 et qui a passé six ans aux Arts Appliqués. Il débute dans le magazine Pilote en 1991 où il publie ses Contes à rebours. C’est également dans Pilote que naît deux ans plus tard, Le Génie des Alpages, série à l’humour absurde devenue aujourd’hui mythique. Il collabore d’abord avec Circus puis avec Fluide Glacial avant d’établir ses quartiers chez Métal Hurlant pour qui il crée Jehanne D’Arc. Il poursuit cette série dans (A suivre) avant de narrer les aventures de Tim Galère, le fils de Jeahnne et d’un extraterrestre. Les Aveugles paraissent d’abord dans (A Suivre) avant d’être repris en album chez Casterman en 1992, puis réédité aujourd’hui par Dargaud.

« Sur les tombes des grands personnages se produisent de grand miracle : les paralytiques retrouvent l’usage de la parole et les aveugles ne sont plus sourds »

Quatre aveugles, dont l’un triche - d’ailleurs c’est le seul qui porte des lunettes noires - errent sur les chemins. Parvenus à un village, ils le quittent pourtant précipitamment, après que deux jeunes gens se sont moqués. Ils arrivent alors jusqu’à la demeure de celle que l’on nomme « La Nonne anonyme », « La Damoiselle trop belle » ou « L’Ermite masquée ». La belle est loquace, et malheureusement nos aveugles ne sont pas sourds. Ils sont bientôt rejoints par un pauvre chevalier, surnommé « Le Chevalier licorne » parce qu’il a une flèche plantée dans le front, et dont la quête est de retrouver la grotte dans laquelle Merlin a été « entombé » vivant. Toute la compagnie se joint à lui et s’en va sur les chemins où d’autres rencontres impromptues et improbables sont à prévoir.

Cette belle histoire commence par une chute…

…Et se poursuivra tout au long du récit par des chutes de gags qui n’en sont pas, parce qu’un gag, cela se prépare, là c’est une suite ininterrompue de décalages, d’anachronismes, de situations burlesques et d’hommages irrévérencieux. La bande dessinée s’ouvre sur le tableau de Peter Bruegel La Parabole des Aveugles, auquel elle donne finalement une suite. Loin d’un Baudelaire qui, dans Les Fleurs du Mal, dramatisait et se comparait à ces aveugles : « Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux ! / Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ; / Terribles singuliers comme les somnambules ; / Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. », F’Murrrrr s’amuse et nous entraîne dans une spirale où l’absurde est roi. Parce que pour lui, aveugle ne veut pas dire muet, et nos quatre non-voyants en ont des choses à raconter. Vous connaîtrez ainsi la véritable histoire de la disparition de Merlin, découvrirez la quête d’un honnête chevalier un poil couillon tout de même, assisterez à une représentation théâtrale et plein d’autres choses encore. Bourrés de clins d’œil, l’album est une grande scène de théâtre sur laquelle F’Murrrrr convie dans un joyeux bordel les grands récits et personnages : les animaux des Fables de La Fontaine, Van Gogh et ses tournesols, Merlin, Les Chevaliers de la Table ronde, Le Roman de Renard, Don Quichotte et son fidèle valet et j’en passe…

Notre groupe de quatre aveugles, dont un faux on vous l’a dit, ne sont pas au bout de leurs surprises dans ce XIIème siècle réinventé. A côté des « oncques », on croise des « walkman », et les animaux de la forêt n’en finissent plus d’ajouter leurs commentaires sur cette improbable aventure. Les Aveugles est un album qui montre toute la démesure de l’art de F’Murrrrr, sous la grossièreté feinte du trait, se trouve un bijou de cocasserie. Merci à Dargaud d’avoir enfin réédité cet excellent auteur dont on attend avec impatience la reconnaissance par les « autorités » bédétesques.