Les Libérateurs
L’album Les Libérateurs est un projet on ne peut plus personnel de Enrique Fernandez. Il assure le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Ce jeune auteur espagnol a préalablement travaillé comme scénariste et story-boarder dans le dessin animé. Il a également collaboré à la réalisation de El Cid, un film d’animation sorti en 2003. En France, on le connaît grâce à la belle adaptation du Magicien d’Oz chez Delcourt.
« L’Etranger ? Je le connais bien… Il est capable de creuser d’énormes tranchées dans le sol d’un seul coup de ses énormes griffes ! Ses mandibules sont énormes ! […] de ses plaies jaillissent de précieux diamants taillés ! […] Il est extrêmement laid ! »
Des espions sont parvenus à obtenir une information de la plus haute importance dans la lutte contre l’Etranger. Une nouvelle croisade est alors engagée avec à leur tête les Libérateurs, des héros qui sont parvenus à libérer certaines provinces de son influence néfaste.
Saint est un jeune orphelin élevé par le Père Ravent du Monastère d’Horcail. Berger de son état, il veut lui aussi combattre l’Etranger et devenir un être de légende. La venue d’un Libérateur dans son village est l’occasion ou jamais de s’enrôler dans les troupes de soldats. Malgré les mises en garde de Ravent, il a tôt fait de s’engager dans l’armée d’Alec Lean. Naïf, il pense se battre pour la bonne cause. Les événements qui suivront le feront grandir et il comprendra que le plus haut mal ne se trouve pas forcément dans le camp adverse.
« Mais pour nous, le pire ennemi c’était [le Libérateur] Alec lui-même. Sa cruauté envers ceux qui doutaient ou qui reculaient était sans limite. Il était tellement obsédé par sa lutte contre la corruption… »
Les Libérateurs de Fernandez renferme un scénario beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. L’on suit le récit d’apprentissage d’un jeune berger devenant un homme dans un décor de contes. Aucune indication temporelle ou géographique n’est livrée au lecteur qui sait seulement qu’une lourde menace pèse sur le monde. Ce mal n’a pas de visage, juste un nom L’Etranger. Sa simple évocation terrifie et permet au final toutes les exactions.
Le découpage et l’évolution des personnages (ils vieillissent et sont par là même moins « identifiables ») ne facilitent pas la compréhension d’un scénario déjà dense et elliptique. La lecture n’en est que plus attentive. Fernandez pose un grand nombre d’éléments sans forcément les expliciter. Ce qui l’intéresse c’est la fable par laquelle il dénonce l’endoctrinement, le prosélytisme, la manipulation par la peur et la vraie corruption. L’auteur dénonce la guerre plus qu’il ne l’y encourage. En nous faisant partager l’apprentissage d’un jeune berger, la perte de ses illusions, de sa naïveté et de ses espoirs, il met en évidence les dérives de certains maîtres de guerre.
Le lecteur assiste à une représentation théâtrale, leitmotiv de l’album. Les personnages ne sont que des marionnettes manipulées par un Libérateur devenu un tyran. Le jeune Saint s’en rendra compte peu à peu et pourra enfin gagner sa liberté en brisant ses liens et quitter cette pantomime grotesque et aliénante.
Ce fameux Etranger que l’on ne connaît que par ouï-dire et qui sème la terreur grâce à une peur latente savamment entretenue, a une arme diablement efficace, la corruption. Cette arme à double tranchant permet de laisser libre court à la paranoïa militaire d’un homme. Un Libérateur forcené n’est-il pas plus mauvais que le Mal qu’il prétend pourchasser. Fernandez met en lumière les contournements de loi et les horreurs perpétuées sous l’aspect respectable de lutte contre le Mal.
La narration, comme nous le disions, est assez complexe, Fernandez multipliant les ellipses, les sauts dans le temps, les changements de protagonistes et de lieux. Sa mise en scène est tout aussi dynamique. Il utilise le même type de narration graphique que l’on peut croiser sous les crayons de Nesmo dans Ronces, mais de manière moins systématique. Il découpe un décor en plusieurs cases et y fait évoluer divers personnages (cf. les trois premières cases de la page 8). Il n’hésite pas à faire sortir des éléments des cases, à empiéter sur les vignettes, rendant ainsi les mouvements plus vifs, plus réalistes. Ses planches prennent vie de manière saisissante.
Au final, le récit est aussi noir que les couleurs sont chatoyantes. Les Libérateurs, œuvre personnelle et dense, est un album maîtrisé au message, certes pas nouveau, mais qu’il est bon de répéter….