Venant de l'extérieur, il est souvent difficile d'approcher la production littéraire d'un pays , et plus particulièrement dans le domaine de la science-fiction et de la fantasy (hormis pour les anglo-saxons). La proportion de roman traduits en français est généralement peu élevée, mais même en s'attaquant directement à la version originale, seuls les auteurs confirmés par le temps, ou ceux ayant un grand succès sont réellement « visibles ». Je m'excuse à l'avance : ce n'est pas encore aujourd'hui que je vous donnerai un aperçu de la face cachée de la littérature allemande de science-fiction. Après tout, quand quelqu'un vous a fait les chroniques (enthousiastes) de Perry Rhodan, toute espérance sur les goûts de ladite chroniqueuse en a certainement déjà pris un coup. Walter Moers, qui sévit depuis 1983, est donc l'un des auteurs les plus visibles de la fantasy allemande récente. Cet auteur qui est aussi son propre illustrateur, a produit best-seller sur best-seller au cours des dernières années, bandes-dessinées comme romans. Plusieurs de ses bandes dessinées ont d'ailleurs été traduites en français il y a quelques années : quelques volumes sur les huit de la série Le Petit Connard (Kleines Arschloch, 1990), et deux des volumes de la série Adolf (Hitler, bien entendu ; 1998, 1999), mais il en a publié 14 hors ces deux séries depuis 1985. Cependant, l'humour extrêmement grinçant et méchant qui caractérise la plupart de ses bandes dessinées n'est pas présent (ou alors plus épisodiquement) dans ses romans, destinés à l'origine à un jeune public (Les Treize Vies et Demi du Capitaine Ours Bleu a d'ailleurs fait l'objet d'une adaptation en dessin animé, mais le roman est, comment dire, un peu différent), mais ils font en revanche montre d'une imagination débordante et originale, et d’une approche jamais gentillette, voire souvent carrément féroce (dans Rumo en particulier). La plupart de ses romans se jouent dans une contrée nommée la Zamonie, où les créatures les plus extraordinaires (souvent basées sur des animaux) se croisent, s'entretuent ou se lient d'amitié sur un fond que l'on peut probablement qualifier de fantasy. Une fantasy remplie de jeux de mots, où les personnages tombent constamment de Charybde en Scylla, de créature horrifique en créature incroyable, et où, pour aider le lecteur à se retrouver dans cette diversité de monstres, des dessins à l'encre sont régulièrement insérés. Les romans portent des noms évocateurs comme Rumo und die Wunder im Dunkeln (2003) et de Ensel und Krete (2002)…
Le premier, Treize Vies et Demi du Capitaine Ours Bleu (Die 13 ½ Leben der Kapitän Blaubär, 1999), est déjà paru en français. Mais il serait dommage de s'y limiter, il faut bien que la rubrique V.O. serve à quelque chose, et je suis sûre qu'il y en a pas mal parmi vous qui cherchent désespérément une occasion d'exercer leur allemand sur autre chose qu'Arte...
Hildegunst von Mythenmetz est un dinosaure. Ce qui en Zamonie ne peut signifier qu'une seule chose: il est originaire de la citadelle de Lindwurm. Et tout le monde sait que ses habitants ne sont pas bien méchants, hormis un petit détail : ils ont des prétentions littéraires. Tous. Sans exception. Hildegunst, donc, malgré son jeune âge, sera auteur, plus tard. Il n'a encore rien écrit de sérieux, mais cela ne saurait tarder, dés qu'il aura trouvé un sujet. Son oncle Danzelot von Silberdrechsler, qui est également chargé de son développement artistique, lui confie une mission avant de mourir: retrouver un jeune auteur qui lui a confié un manuscrit extraordinaire, et auquel il a recommandé de se rendre dans la lointaine ville de Buchhaim, pour ne plus jamais en avoir de nouvelles... Buchhaim, le rêve de tous les auteurs, et de tous les lecteurs, la ville où l'économie est entièrement basée sur le livre, sous toutes ses formes et toutes ses utilisations. Hildegunst part à la recherche de l'auteur anonyme au talent unique, sans se douter des aventures fantastiques dans lesquelles cela va l'entraîner...
Die Stadt der Träumenden Bücher (2004) se présente comme le roman de Hildegunst, qui raconte à la première personne ses aventures. Et comme vous pouvez vous en douter à la lecture de mon résumé, le petit a une certaine idée de son importance. Walter Moers maîtrisant bien son style, le côté pédant transpire en permanence, allégé seulement par l'enthousiasme de la jeunesse. Die Stadt der Träumenden Bücher est inhabituel. On pourrait dire que c'est un roman d'aventures, et un roman initiatique, mais c'est également un guide touristique de Buchhaim, Hildegunst donnant des explications développées (et généralement pompeuses) de tout ce qui frappe son imagination, même quand il se trouve dans la pire situation possible. Du coup, le rythme du roman s'en ressent, l'histoire commencant avec une lenteur extrême pour accélérer drastiquement vers la fin. Si cette lenteur dans l'action peut décourager, elle a également ses avantages; les descriptions donnent l'impression d'un univers vivant, réel, et plus encore que dans les autres romans zamoniens. Walter Moers a réussi à créer l'impression d'un monde complet, avec son histoire et sa littérature, que l'unité de personnages et de lieu permet d'explorer à fond. Hildegunst, représentant de longues lignées d'auteurs, est le guide idéal pour cette visite, et les illustrations viennent à point nommé pour éclairer les descriptions. Oui, il y a une débauche gratuite de précisions, où l'auteur semble s'être énormément amusé (et nous un peu moins), mais c'est le prix de l'approche qu'il a adoptée, et qu'il assume jusqu'au bout, au risque de décourager le lecteur. Au final, un roman consistant et intéressant, mais qui ne sera pas du goût de tous (et est probablement parfaitement illisible pour un enfant normalement constitué), et qui n’est probablement pas le meilleur de Moers.
Si vous recherchez un roman d'action, je vous recommande plutôt l'excellent Rumo und die Wunder im Dunkeln, où l'action ne ralentit pas un instant. Mais si vous voulez découvrir une autre facette de la Zamonie et surtout du talent de Walter Moers, Die Stadt der Träumenden Bücher est tout à fait ce qu'il vous faut.
Les impatients non-germanoglosses peuvent commencer par se lancer à la découverte des Treize Vies et Demi du Capitaine Ours Bleu, et Rumo est déjà paru en anglais (en fait, les anglais ont déjà publié presque tous ses romans). Et la traduction de Die Stadt der Träumenden Bücher (La Cité des Livres qui rêvent) devrait paraître ce printemps chez Panamas (amazon prétend que c’est le 27 avril).