charlotte
- le 31/10/2017
Courtney Crumrin et le Royaume de l'Ombre
Ted Naifeh est avant tout dessinateur. Depuis les années 90, il a collaboré à quelques grandes maisons d’éditions telles que Marvel ou Dark Horse. Il s’est lancé seul dans la série des Courtney Crumrin. Une première tentative de scénariste qui lui a parfaitement réussi puisqu’il a été nommé au prestigieux prix Eisner dans la catégorie de la meilleure série limitée en 2003.
« Courtney ne comprenait pas pourquoi cette nouvelle exclusion lui était si pénible. Ces enfants de l’Assemblée étaient tout aussi cruels et stupides que tous les autres gamins d’Hillsborough. »
Avant de commencer de nouvelles aventures, Courtney retourne dans son ancienne ville et file directement chez son meilleur ami. Mais les retrouvailles ne s’avèrent pas aussi joyeuses que prévues. En plus des préjugés, il y a parfois des ombres et des changements qui brisent les plus belles amitiés.
De retour à Hillsborough, Courtney se retrouve une nouvelle fois totalement seule. Elle suit pourtant désormais des cours avec d’autres enfants de magiciens au sein de Radley Hall. Mais rien n’y fait. De toute façon tout va mal depuis l’épisode du Hobgobelin. Oncle A. ne lui parle plus et le sorcier Templeton lui file le train, persuadé qu’elle pratique la magie noire et qu’elle a tué le Marshal Hugues. Patiemment, il recueille en secret les preuves de sa culpabilité.
Pour lui, cette petite fille au sale caractère est dangereuse, pour ses camarades de classe, elle est seulement inexistante, jusqu’à ce qu’ils aient besoin d’aide. Le leader du groupe utilise un sort, transformant sur le champ son petit frère en Chose de la Nuit. Malheureusement, le contre sort n’existe pas. Aux aboies, les enfants viennent demander son aide à notre apprentie magicienne. La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de lever la malédiction, la mauvaise, c’est qu’il faut se rendre à Gobelin-Ville. Toute la troupe suit donc Courtney dans ce territoire interdit aux humains. Malgré ses mises en garde, ses camarades auront tôt fait de ne pas respecter les codes de la ville des Choses de la Nuit, se mettant illico dans de sales draps. Et s’il n’y a avait que cela ! L’affreux Templeton poursuit toujours de sa vindicte la jeune héroïne.
« Mais leur téméraire curiosité pour la sorcellerie lui semblait un peu trop familière… c’était comme se regarder dans un miroir. »
Troisième volet de la série, Courtney Crumrin et le Royaume de l’Ombre, enchante une nouvelle fois le lecteur. Ted Naifeh construit son univers pas à pas, dévoile au lecteur ses ressources en même temps que son héroïne progresse dans ce monde créé sur mesure pour elle. Ici, on en apprend un peu plus sur l’Assemblée des Sorciers, sur les origines du Conseil tout en découvrant de nouvelles Choses de la Nuit comme l’émouvant Seigneur du Royaume de l’Ombre. Si l’humour est présent, grâce notamment aux vannes de Courtney, c’est pourtant un récit empreint d’une certaine mélancolie, d’une tristesse qui ne se dit pas.
Courtney est seule, désespérément seule. Après avoir compris que les liens de l’amitié peuvent parfois se défaire sans qu’on n’y puisse grand chose, elle fait la douloureuse expérience du rejet au sein même de sa communauté. Que les autres enfants de Hillsborough n’aient aucune sympathie pour elle, cela elle peut l’admettre mais que même les fils et filles de magiciens ne l’apprécient pas, cela la touche plus profondément que prévu. Même Oncle A. et sa tendresse rude ou la tyrannique, mais bienveillante, Mme Crisp ne lui sont plus d’aucun réconfort.
Le génie de Naifeh tient justement dans le personnage de Courtney qui n’a rien d’un gentil petit ange. Grossière, grognon, boudeuse, rancunière, taciturne, curieuse, solitaire, mal dans sa peau, elle est l’adolescente dans toute sa splendeur. Si elle sauve les gens, c’est plus par acquis de conscience que par réelle sympathie pour eux. Naifeh construit entièrement sa bande dessinée autour de son héroïne. Les autres personnages ne sont finalement observés que par son prisme, sans que le narrateur rajoute une distance critique. Dans cet album par exemple, le regard de Courtney sur ses parents change, il est plus compatissant, moins dur. Du coup, on passe de parents arrivistes et superficiels à un père soucieux du bien-être de sa fille qui se saigne aux quatre veines pour tenter de lui offrir le meilleur.
Plus attentif à son mal être que dans les tomes précédents, Naifeh nous montre une héroïne minée par son incapacité à se faire aimer des autres. Si sa solitude était présentée auparavant comme un choix, elle est ici une source de déprime. La curiosité pour les Choses de la Nuit étant assouvie, Courtney doit faire le dur apprentissage de la vie en société.
L’autre point fort de la série est l’utilisation que Naifeh fait de la féerie. Les Créatures de la Nuit ne sont pas spécialement méchantes, ni gentilles d’ailleurs. Plutôt inquiétantes, elles vivent dans un territoire qui leur a été donné et qu’elles ne quittent que rarement, préférant mener leur vie loin des humains et de leurs machinations. De la même façon, l’auteur se refuse à mettre systématiquement de la magie en tout. Courtney s’en sort plus souvent grâce à sa ruse et sa vivacité d’esprit que grâce à des sorts appris dans les vieux grimoires de son oncle, on est très loin des tours de passe-passe spectaculaires à la Harry Potter.
Enfin, le dessin en noir et blanc crée une ambiance toute particulière. Les ombres et les faux semblants permettent d’entretenir le mystère et l’ambiance angoissante. Son trait clair qui économise les détails personnifie pourtant à l’extrême ses personnages. Merveilleux dans toutes les acceptations du terme, Courtney Crumrin est une série à découvrir sans attendre.