Nonobstant sa vigueur incontestable, ce n'est pas tous les jours que notre petit Landernau de l'Imaginaire rayonne de part le vaste monde. C'est en tout cas assez notable pour qu'on se permette un petit cocorico.
Fin 1974, un mythe va naître à Livry-Gargan, capitale mondiale du Glamour comme chacun sait. Philippe Dionnet – alias Grat-Grat, bédévore maniaque -, Jean Giraud, alors en mutation annulaire vers son incarnation de Moebius, Philippe Druillet qualifié dans l'édito du numéro 1 d'enlumineur paranoïaque et Bernard Farkas, financier imprudent, rêvent d'une plate-forme où pourront se croiser leurs points d'intérêts mutuels. En somme ils appellent de leurs vœux la création d'un "magazine de Science-Fiction en bandes dessinées où ils étaleraient complaisamment leurs phantasmes putrides". Ils en rêvent et le font ; Métal Hurlant pousse son premier cri début 1975.
A ce quarteron d'originaux vont venir s'agréger… Et bien à peu près tout ce que le pays compte d'allumés notoires et de génies fumeux et dont le champ d'activités débordera assez largement pour contaminer tout le paysage culturel français. Au fil des années, tous les acteurs de l'Imaginaire et de la "contre-culture" passeront à un moment ou à un autre par Métal Hurlant. Des plus incontournables aux plus dispensables d'ailleurs. A tel point que, comme c'est le cas pour Philippe Manœuvre ou Luc Besson, ce sera la seule preuve qui survivra jusqu'à nous d'une quelconque activité culturelle ou artistique les concernant.
Côté BD, c'est tout une nouvelle génération qui prend son essor : Corben, Mandryka, Clerc, Alexis, Druillet et Moeb bien entendu, mais aussi Caza, Mézières, Margerin, Dodo et Ben Radis, F'murrrr, Sire, Bilal, Schuitten, Pétillon, Loisel, Fromental, Sokal, Kiki Picasso,… et ne citer qu'eux implique la certitude d'en oublier des dizaines d'autres tout aussi importants. Niveau rédactionnel, s'entrechoquent dans leurs colonnes des signatures aussi différentes que celles de Jacques Goimard, Gérard Klein, Patrice Blanc-Francard, Philippe Paringaux, les frères Bogdanov, Bayon ou Assayas. Cette frénésie improbable mais logique, vu le peu d'offre concurrente sur le marché, crée une onde de choc sans précédent, en dépit pourtant de l'interdiction aux mineurs qui frappe le magazine jusqu'en 1978. Pour la première fois on parle avec fougue et raison de rock, BD, science fiction, ciné, polar, jeux vidéos (déjà)… On ose, on défriche. Bref on fait son boulot en allant chercher l'excellence où elle se trouve.
Hors de nos frontières, des auteurs comme Michael Moorcock n'hésitent pas à clamer haut et fort l'admiration qu'ils ont pour Métal Hurlant. Aux Etats-Unis, l'idée – le concept comme on dit – fait florès et une édition américaine voit le jour et sous son impulsion un film d'animation sortira en 1981 avec une B.O où figureront tout ce que le rock graisseux compte alors de référence, du Blue Oÿster Cult à Cheap Trick en passant par Grand Funk Railroad et Black Sabbath.
Et puis sonnera l'heure de la déroute. Atteint de gigantisme, miné par les divisions internes et les querelles de personnes, le vaisseau finira par s'échouer en 1987, ne survivant que le temps d'un spasme au départ de la rédaction en chef d'un Dionnet usé et au bout du rouleau.
En douze ans Métal Hurlant aura fait passer sur un tout autre plan les cultures alternatives et changé la face de la BD. C'est cette épopée que Gilles Poussin et Christian Marmonnier ont choisi de raconter sous forme d'interviews croisées. Ordonnées chronologiquement, par époque, et introduisant en tête de chapitre le "casting" des intervenants, c'est une alternative vivante et plutôt burnée au descriptif plan plan généralement d'usage dans ce type d'exercice. Burnée parce que les vieux comptes se règlent encore à grands jets d'acides, mais tout le monde joue le jeu, et spécialement Jean-Luc Fromental, l'éditeur de ce monument qui encaisse pourtant son comptant d'alacrité dans les entretiens.
Si l'iconographie de cette partie consacrée à l'histoire du journal est riche, ce n'est rien comparé à la deuxième moitié, qui rassemble planches, couvertures et dessins tirés des quelques 196 numéros que Métal Hurlant a légué à la postérité. On ressort de cet album de souvenirs un peu nostalgique, reconnaissant surtout et enthousiasmé, avec l'impression de faire, nous aussi, un peu partie de la famille. Et si comme Jean-Pierre Dionnet l'avait en son temps constaté, cette année encore pour Noël il n'y a pas l'ombre d'une soucoupe volante à l'horizon, il y a quelque part un vieux barbu en rouge qui travaille ses dorsaux, parce que sa hotte va peser lourd cette année.