Certains livres ont une histoire étonnante. Celle de Nemen commence en 1911, l’année de la publication des « Joyeuses et émerveillantes aventures des six frères du Petit Poucet » de Stéphane Servant. On ne sait plus grand-chose aujourd’hui de cet auteur ni de ses œuvres, bien qu’il soit cité comme référence dans certains ouvrages consacrés à la S.F. ou à la littérature marginale. Et sans doute serait-il demeuré dans l’oubli si le « livre perdu » n’avait pas été exhumé par Jérôme Mariaud de Serre chez un bouquiniste parisien.
Enthousiasmé par cette découverture, il crée avec Jorge Chappaz « Le miel de la pierre », une société constituée de mythologues, d’historiens et de chercheurs, pour redonner naissance à l’œuvre de Stéphane Servant. C’est de ce travail sur les romans, les articles et les illustrations de l’auteur, ainsi que sur des textes traditionnels que naîtra Nemen, une trilogie dont le nombre de tomes - cinq annoncés - n’est pas la moindre des bizarreries.
En 2004, Yoshimichi Tamura, créateur de personnages et animateur 3D californien, rejoint l’équipe. Il signe les illustrations des livres du cycle depuis l’autre côté de l’Atlantique.
Le Petit Poucet 2
Viviane, ex-fée qui a renoncé à sa mémoire pour devenir Reine de Brocéliande, craint de ne jamais trouver de maris dignes de ses sept filles tant le monde d’en bas, où règne le terrible ogre Visha, lui paraît terrible. Arrive alors le Petit Poucet qui, chaussé des bottes de sept lieues, a réussi à pénétrer dans la forêt de Brocéliande pourtant réputée inaccessible aux humains. Bingo ! Poucet a justement six frères bons à marier. Mais comme rien n’est jamais simple, six des sept sœurs disparaissent subitement au moment de quitter la forêt enchantée. Candice, la cadette rescapée du sortilège, supplie alors le Petit Poucet de réunir ses six frères, seuls capables d’accomplir les six épreuves susceptibles de libérer les six jeunes filles des six châteaux où elles sont enfermées.
Si six cent scies scient six cent saucisses
Nemen, c’est un peu comme un réveil difficile. D’abord, on flotte dans quelque chose de flou et de merveilleux, à mi-chemin entre les rêves dont on n’a pas encore tout à fait émergé et la réalité qui paraît à peine appréhensible : on ne comprend pas grand-chose mais c’est sympa. Puis on aperçoit la lumière au bout du tunnel, un embryon de réflexion cohérente se met en place, les éléments du puzzle s’assemblent, les engrenages s’engrènent, la vérité apparaît et l’on se dit : Palsambleu ! Nom d’une cornemuse en peau de dragon ! Par tous les poils de la barbe de Merlin, mais c’est bien sûr ! Ce hurlement strident qui me transperce les tympans depuis plus d’une demi-heure, c’est la sonnerie de mon réveil ! Nemen, oui, c’est un peu ça.
Le livre perdu, premier tome de la trilogie Nemen, relate fidèlement les aventures des six frères du Petit Poucet telles qu’elles ont été écrites il y a presque un siècle par Stéphane Servant. Il est découpé en deux volumes, dont le premier, qui est l’objet de cette chronique, est constitué de trois épisodes et autant d’épreuves à affronter pour chacun des frères du Petit Poucet. Ce scénario pourrait paraître quelque peu rigide et pourtant, si l’entrevue entre Viviane et Poucet relève du conte de fée un peu loufoque, on n’entre véritablement que dans le vif du sujet que lorsque les six frères se séparent.
Dès lors, le récit vire quasiment à la fantasy. Loin des épreuves initiatiques dont regorgent les contes de fées, les aventures des six frères les conduisent dans des royaumes différents, habités par des animaux doués d’intelligence, et qui possèdent chacun leur régime politique, leurs coutumes et leur société bien particulière. On voit ainsi se dessiner, en filigrane de l’histoire des frères, une géopolitique digne d’un roman de fantasy avec ses différentes nations en guerre les unes contre les autres, ses alliances, ses héros, etc.
Ainsi, l’épreuve de Pierrot, premier des six frères, le conduit au Royaume de Grenouillie, habité par toutes sortes de batraciens, partagés en deux courants philosophiques rivaux : les kirikikistes, pour qui trouver que tout va bien sur Terre est le plus sûr moyen d’être heureux et les kiplorikistes, qui pensent évidemment le contraire. De cet antagonisme fondateur découle en conséquence toute la société batracienne. Jusqu’à la Révolution qui bat son plein lorsque Pierrot entre en Grenouillie et qui atteindra son paroxysme avec la prise de la Reflexionnière, prison politique où l’on enferme les kiplorikistes en les enjoignant à méditer sur la beauté de la vie.
Le livre perdu regorge de digressions fantaisistes de ce genre qui apportent au lecteur force détails inutiles mais jubilatoires sur les royaumes traversés par les héros. Jamais ennuyeuses, car toujours inventives et pleines d’humour, elles offrent cette fameuse double lecture propre aux meilleurs romans jeunesse.
La maîtrise de ce style pince-sans-rire, toujours sur le fil du rasoir, est telle que les auteurs parviennent à rendre épique le récit d’une bataille absurde opposant des grenouilles montées sur des lièvres à des fourmis chevauchant des rats, qui se tirent dessus des petits pois incendiaires et se bombardent à coup de saucisse à mitraille. On ne peut s’empêcher d’être pris par les descriptions on ne peut plus sérieuses des différents régiments dont chacun est identifié par sa spécialité culinaire. Car la grande force de l’armée de Grenouillie est sans conteste sa faculté d’utiliser des aliments comestibles pour remplir ses canons. Ainsi, si les vivres viennent à manquer, on peut toujours manger les munitions, et réciproquement. A condition bien sûr de ne pas oublier de désamorcer les mets de guerre avant consommation…
Difficile toutefois de rendre à César ce qui est à César, de distinguer dans Nemen ce qui est issu du livre original de Stéphane Servant et ce qui relève du travail du Miel de la pierre. On peut par contre imputer sans aucun doute à l’éditeur, Tournon, le catastrophique travail éditorial, les multiples fautes d’orthographes, de ponctuation et de mise en page qui parsèment le livre. Un simple bémol qui vient entâcher une partition par ailleurs parfaite.
A n’en pas douter, Nemen pourra plonger le lecteur non-averti dans la plus profonde perplexité tant le livre est laconique sur le projet initial de Jérôme de Mariaud de Serre et de son Miel de la Pierre. Il ne manquera pas de se demander : Qui est ce miel ? De quelle pierre s’agit-il ? Et où diable tous ces gens veulent-ils en venir ? C’est d’autant plus dommage que ce premier volume semble esquisser un univers passionnant où se mêlent le merveilleux, la fantasy et même la science-fiction. Mais vous, lecteur avisé d’ActuSF, ce n’est pas votre cas ! Parce que vous avez lu cette chronique, vous n’avez plus d’excuse : précipitez-vous sur ce roman détonnant, véritable vague de fraîcheur dans le secteur aseptisé de la littérature jeunesse. Par le nénuphar de Kirik-iki, c’est un ordre !