Les Variations Enigma
Jean-Pierre Naugrette est un universitaire avec pedigree académique long comme un 1er mai sans clopes. Traducteur de Stevenson, et fin connaisseur de la littérature anglaise du XIXème siècle, on ne s'étonne donc pas, lorsqu'il se tourne vers la fiction, de le voir ressusciter des personnages tels que Jeckyll et Hyde ou, dans le cas qui nous occupe ici, Holmes et Watson. Un choix qui correspond si bien à Terres de Brume, avec leur édition érudite, leur pagination toute en longueur et un peu solennelle, qu'on s'étonne presque que le mariage ne se soit pas fait avant. Car avec Les Variations Enigma, c'est la troisième fois que Jean-Pierre Naugrette revient dans cette vieille Vieille Europe.
Il n'est d'ailleurs pas le seul à y revenir. C'est aussi le cas de Mr Hyde, qui, par une pluvieuse nuit de 1899, s'éveille d'entre les morts. Autour de lui, dans ce laboratoire qui sert de théâtre à son retour à la vie, un face à face tendu. D'un côté, Sherlock Holmes et le Dr Watson. Armes à la main, ils menacent celui que Hyde reconnaît comme son maître et bienfaiteur, le sinistre Docteur F., flanqué, lui, d'un… second Sherlock Holmes.
A la faveur d'une coupure de courant, les différents protagonistes s'éparpilleront dans la nature, pour ne se retrouver qu'un an plus tard, au coeur d'une sombre et insolite affaire qui les entraînera de Londres à Venise, en passant par Berne, Vienne et Berlin. Le tour d'une Europe - déjà - en crise, au cours duquel la sagacité du fameux détective de Baker Street sera mise à rude épreuve.
Sherlock Holmes fait partie de ces archétypes de fiction qui nous sont devenus tellement familiers, que tout le monde se sent le droit de les reprendre à son compte. Encore faut-il avoir une légitimité suffisante, et indéniablement, Jean-Pierre Naugrette l'a. Sa connaissance intime de la littérature anglaise du XIXème, la fréquentation assidue de cet imaginaire d'un autre temps, lui confère assez d'assurance pour prendre toutes les libertés nécessaires. Et de fait, c'est très intelligemment qu'il redonne à cette langue un peu guindée un coup de jeune salutaire, sans pour autant la dénaturer.
On plonge donc sans se faire prier dans cette intrigue qui commence par un meurtre mystérieux, et va mêler complot international, sociétés secrètes, peinture de la Renaissance, et comprendre son lot de duplicité, de mystères et –élémentaire – de déductions parfaitement époustouflantes. L'écriture subtile de Naugrette fait que le fidèle de Conan Doyle retrouve immédiatement ses marques. Toutefois, jamais on n'oublie que ce n'est pas lui qui écrit cette nouvelle enquête de Sherlock Holmes. Beau tour de force que d'être parvenu à s'approprier aussi respectueusement un tel monstre de fiction. Car il y a là suffisamment de respect, pour que Jean-Pierre Naugrette s'autorise à faire passer ses enthousiasmes de lecteurs. L'affection, par exemple, qu'il a pour ce lourdaud de Watson, ou l'admiration agacée qu'il a pour le détective. Et c'est précisément parce que tout commençait si bien, qu'on reprochera aux Variations Enigma cette fin trop hâtive. A mesure que l'on s'approche du dénouement, et que les fils de l'intrigue devraient se faire de plus en plus serrés, au lieu d'un nœud gordien, on se retrouve avec un banal nœud de chaise qui va justement nous laisser le cul bizarrement entre-deux… chaises. Alors que tout a concouru à un final spectaculaire, on ne débouche que sur un climax pâteux, qui se prolonge dans la perplexité. C'est dommage. Et d'autant plus dommage que tout, de l'édition soignée avec sa belle couverture et son papier ivoire, jusqu'à cette intrigue intelligente et bien menée, tout donc, laissait présager un vrai plaisir de gourmet. On regrette alors d'autant plus ce goût de trop peu, très (trop ?) nouvelle cuisine.