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Fantômes du jazz

Alain Pozzuoli (Anthologiste), Pascal Bouclier (Illustrateur de couverture)
Aux éditions : 
Date de parution : 30/04/06  -  Livre
ISBN : 225149166
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Eric   - le 20/09/2018

Fantômes du jazz

Le Jazz m'emmerde. Avec son snobisme de marcher sur trois pattes, et sa fumée de clope photogénique. Moi je suis un graisseux. Un pur produit du binaire bas du front, et rien ne me transporte plus que le son d'un ampli à lampes, patiemment chauffé à blanc, qui délivre un torrent de guitares saturées à un volume déraisonnablement élevé. Le son que je préfère au monde ? C'est le crépitement électrique délicieusement prometteur d'un jack qu'on enfiche dans la tête d'un gros Marshall deux corps ou d'un Twin Fender déjà sous tension. Je suis une brute, et quand je dis que le jazz m'emmerde c'est surtout aux jazzeux que je pense. Ces zélotes chichiteux qui ont un peu vite oublié que, finalement, nos passions musicales respectives viennent de la même boue grasse, celle du Delta du Mississipi. Bref, les jazzeux et nous – les rockers - on est cousins, mais on ne s'aime pas trop.

 
When the saints go marchin' in
 

J'avais donc un peu peur en attaquant ces vingt-deux nouvelles rassemblées par Alain Pozzuoli. Il y avait pourtant plusieurs éléments rassurants. La personnalité de Pozzuoli d'abord, qu'on pourrait décrire – si on n'avait pas peur de verser dans le jeu de mot facile - comme un touche à tout éclairé de la face sombre de la littérature. Ensuite, l'idée même de mélanger fantastique et jazz. Pas d'un novateur fulgurant. L'exercice s'est d'ailleurs maintes fois fait en rock, mais qui, s'il est bien mené, est généralement plaisant. Et puis enfin l'éclectisme du casting. Beaucoup d'habitués du fantastique et de l'Imaginaire, comme Gudule, Jeanne Faivre d'Arcier, Daniel Walther, mais aussi des auteurs qu'on attendait moins dans un tel exercice, le très prosaïque Eric Neuhoff par exemple. Et puis enfin, des outsiders intéressants. Jean Marigny, qui partage avec Alain Pozzuoli la passion du vampire, et qui publie ici sa toute première nouvelle, mais aussi Daniel Darc, l'ex-Taxi Girl, survivant de justesse et revenu par miracle d'entre les ombres.

 

Forcément, une telle profusion ne peut aboutir qu'à un rendu inégal. Mais d'une manière générale, on peut dégager trois grandes tendances qui, curieusement, recoupent les grandes scissions du jazz. Scissions qu'on rappellera sommairement et à grands traits (éminemment discutables mais ce n'est pas le sujet ici) : le Swing, le Cool, le Free.

 




Let the Good Times Roll
 

Les idoles "à la papa", sont nettement celles qui ont bénéficié du traitement le plus astucieux. Armstrong, Bechett - habilement détourné par Gudule, ou encore Duke Ellington que Florence Maury perd avec une certaine poésie dans les décombres d'une Nouvelle-Orléans ravagée par Katrina, sont les musiciens avec lesquels les auteurs n'ont pas hésité à s'amuser. Ils ont prit le parti de s'en servir plutôt que celui de les servir, et, majoritairement, le résultat est intéressant. Témoin, le très lovecraftien L'île sous le vent de Robert de Laroche. Et, franchement, amener le très sucré Nat King Cole dans l'univers du reclus de Providence, il fallait oser. Seul vrai laissé pour compte de la catégorie, Sinatra, sommairement expédié par un extrait d'Histoire de Franck, opuscule raplapla d'Eric Neuhoff paru 2004 chez Fayard. Nul et non avenu. La palme de l'humour et du décalé reviendra, elle, à Jérôme Pierrat et sa relecture hilarante du demi-monde des faisans à la petite semaine, visités par l'esprit de Django Rheinhardt.

 

Let's Get Lost

 

Incontestablement, au panthéon informel des jazzmen, les princes du Cool des années 50, sont ceux à qui collent le mieux l'image flatteuse des anges déchus. Ce sont les icônes maudites, les Dieux des Ténèbres, et ils ont, hélas, trouvés leurs servants parmi les auteurs de Fantômes du jazz. Sauf pour Miles Davis, passé au tamis du charme discret de la bourgeoisie par la plume perfide de Jeanne Faivre d'Arcier, ni Albert Ayler, ni Chet Baker, Monk, Coltrane ou Bird n'ont su inspirer suffisamment d'irrespect à leurs auteurs. On aurait aimé un peu plus de crudité pour eux, qui restent définitivement les plus rock des musiciens de jazz, tous camés, paumés, décapés de tout vernis de sociabilité, désireux qu'ils étaient – sauf Chet Baker évidemment – de ne pas être pris pour des "bons nègres". Or toutes les nouvelles qui leurs sont consacrées trempent dans une dévotion servile, que le cahier des charges "fantastique" entraîne invariablement vers la boursouflure du style, la Poésie Du Merveilleux – majuscules SVP – et l'ennui, quand ce n'est pas l'illisible. C'est ainsi que Peter Phonix ensable définitivement Charlie Parker dans un n'importe quoi qui n'est pas sans rappeler les plus verbeuses des impros de free jazz, tandis que son père, Jean-Paul Bourre, épuise toute notre bonne volonté dans une poursuite poussive de Chet Baker. Seul Daniel Darc insuffle dans sa biographie revisitée de Coltrane, suffisamment de son propre enfer avec l'héroïne pour lui donner une grâce fragile.

 

Birds of Fire

 

Et paradoxalement, au rayon Free, nous retrouvons l'esprit joyeusement débridé des nouvelles Swing. L'occasion de découvrir pour le néophyte que je suis, la biographie paranoïaque et hallcuinée de Serguey Kuryokhin, jazzman russe qui a ébranlé le rideau de fer en dépit de la censure des régimes de Brejnev et Andropov, et que Marc Sarrazy nous présente par les yeux de l'agent du KGB chargé de l'arrêter. On rira jaune aussi à la fièvre libidineuse rurale distillée par le contrebassiste allemand Eberhard Weber, sous la plume de Jean-Michel Calvez.

 

Comme le Free est une école de l'ouverture, on y inclura les quelques inclassables de cette anthologie. Paolo Conte qui est au jazz ce que Zucchero est au rock, donne tout de même un prétexte à Jean-François Patricola pour revisiter habilement le mythe de Faust sur fond de Sicile et de glace au citron. Jean Marigny qu'on attendait –évidemment – sur un univers vampirique, nous surprend avec une histoire de faille temporelle un peu trop scolaire, qui ramènera son héros au chevet de Bessie Smith, l'impératrice du Blues. Quant à Boris Vian, c'est le récit de son arrivée au paradis où l'accueille un André Gide un brin goguenard, qui permet à Eli Flory et Joseph Vebret de s'illustrer avec bonheur dans le sous-genre casse-gueule du "dialogue de stars".

 




Mood Indigo
 

Peut-être à tort, mais il me semble que le minimum qu'on puisse attendre d'une série de nouvelles dont la musique est le dénominateur commun, c'est de donner l'envie de s'y plonger plus avant. C'est d'ailleurs ce qui rend l'exercice intéressant et périlleux. Seulement voilà, en dehors de Jeanne Faivre d'Arcier, qu'on a pourtant connue bien moins inspirée et qui m'a donné envie de réécouter la B.O d'Ascenseur pour l'échafaud et de Marc Sarrazy qui a su éveiller ma curiosité, aucun de ces textes ne m'a fait me ruer sur ma discothèque. Certes sur Fantômes du Jazz plane l'esprit de la musique, mais peut-être pas tout à fait la passion. Ou bien il s'agit alors d'une passion trop sage, qui rend l'ensemble bien formel. On est trop souvent dans l'exercice de style, et pas assez dans l'émotion. L'ensemble, malgré quelques belles échappées dans l'inattendu reste scolaire. D'ailleurs, nombres des auteurs rassemblés ici refusent la confrontation avec les monstres sacrés, soit en bottant en touche, soit en refusant de faire d'eux des humains qui suent, qui souffrent, et qui soufflent, ne préférant reconnaître que les archétypes nés de leurs légendes. On aurait aimé plus de dualité, et plus de profondeur. En tout cas plus d'irrévérence. Et c'est là un des avantages du rock sur le jazz. Nous autres graisseux, ne nous faisons aucune illusion sur nos idoles. Comment voulez-vous d'ailleurs, qu'on hésite une seule seconde à rentrer dans le lard de gars qui ne sont que d'éternels ados et qui ont d'abord fait de la musique pour se faire sucer à la fin des concerts ? C'est là, la démonstration magistrale de la suprématie de la matière brute sur l'esprit éthéré.

 

Fantômes du Jazz ratisse large en terme de genres et d'auteurs, prend des risques, parfois payants et parfois pas. C'est aussi une belle occasion pour les écrivains de genre de se frayer un passage vers les présentoirs nettement plus respectables de la littérature blanche. Toutefois, et malgré un enthousiasme visible et une bonne volonté affichée, on ne se retrouve qu'avec trop peu de belles perles. Dommage… mais au fond prévisible. Après tout, ce ne sont que des jazzeux

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