L’art de la mémoire - L’orée du bois
Peut-on mentir par amour ?
J’aimerais vous dire que le Parlement des Fées est un livre tout public, qu’il s’adresse à l’amateur de fantasy des statistiques (et autre panel de consommation). J’aimerais vous dire que, sans références littéraires et habitués à une fantasy guerrière, dite héroïque, vous dévorerez ces deux tomes.
J’aimerais que Little Big (gardons son titre original, tellement plus parlant) soit un best-seller, qu’il soit lu et relu, et même qu’une grande production hollywoodienne le défigure ; ça prouverait qu’il a eu du succès.
Rien me ferait plus plaisir à ce jour que mon livre préféré, mon livre doudou, celui qui me fait monter les larmes aux yeux de plaisir, celui du lit-bateau de mon enfance (il aurait pu, il date des années 80), et de mon mad tea for two dans la dînette du salon soit divulgué au plus grand nombre.
Il en est de ces plaisirs sincères : on veut les partager. Pas d’élitisme derrière ça. Pas de gardiennage jaloux. Pas d’identité culturelle à défendre.
J’aimerais tout ça et, par conséquent, je suis tentée de vous mentir.
Je ne le ferai pas. Ce serait trahir deux fois ; une fois vous, une fois le livre.
Little Big, Bruno et Sylvie, autant de références à un illustre anglais.
Il y a huit ans, Pocket sortait les deux tomes de Little Big sous les titres l’Orée du Bois et l’Art de la mémoire. Le roman avait déjà été publié chez Payot & Rivages en 1981. Un gros succès, déjà ? Peut-être pas de librairie…
Le livre débute sur un chemin et une initiation. Pour se défaire de ses habitudes de citadins cartésiens, Smoky Barnable doit aller à pied à Edgewood, la maison de sa fiancée. Depuis la véranda, Tante Nuage le suit dans ses cartes de tarot.
Il faut sans doute faire le même parcours pour entrer dans le Parlement des Fées ; se dépouiller de ses habitudes de lecteur, de ses attentes.
Quelque part sur une rivière, un révérend étrange fait avancer la barque où trois petites filles s’endorment doucement au son de sa voix et un lapin blanc se met à courir sur la rive, interrogeant de temps en temps sa montre à gousset…
C’est ce sillon là qu’il faudra suivre pour comprendre Le Parlement des Fées.
Car de fées, il n’y en a point avant un bon moment.
Il n’y a ni lutin rigolo qui parle et chante, ni troll effrayant, ni créature ailée qui livrera ses secrets. Ce n’est pas du Disney. Il n’y aura pas non plus d’elfes en mini armure.
Il y a, au tout début, une maison, un délire architectural inquiétant : des pièces qui s’encastrent, se superposent, se perdent les unes dans les autres.
Autour de cette maison, les fées bruissent, parait-il. Si les habitants ne les voient pas vraiment, ils y croient. Ils n’ont donc pas besoin de preuves. Les gens qui croient vraiment aux fées n’ont jamais besoin de preuves. La croyance n’a rien à voir avec le folklore, voyez-vous et les voir serait déjà les défraîchir, les déflorer, leur porter offense, les salir de nos yeux pesants.
La grande machine à penser se mettrait en marche, il faudrait des conséquences et des résultats, en faire quelque chose, il faudrait être efficace.
Il faudrait être Smoky Barnable, atteint de cette malédiction : il ne croit pas aux fées. Il ne l’énoncera pas, personne ne lui demandera de se convertir. Il vivra juste à côté de tout, de la maison, de sa famille.
Ses enfants lui succéderont. Les fées sont une affaire de famille. Il y aura deux tomes pour deux générations.
Chaque génération aura son Conte.
Quant au parlement…
Le titre est mal choisi ; la guerre entre les fées et les humains n’aura pas lieu. Ne vous méprenez pas ! Pas de conseil réunissant les races, pas de parlotte…
Vous vous égarerez dans certaines phrases, celles de l’auteur uniquement. Certaines, sans doute, vous marqueront.
Je me souviens, il y a dix ans, avoir répondu à quelqu’un qui me disait que la fantasy ne donnerait jamais rien de bon : « Peut-on détester un genre qui donne naissance à cette phrase: elles avaient exactement la taille des oiseaux que l’on fait en battant de ses deux mains jointes… ? ». L’interlocutrice avait du concéder.
Les fées ont donc cette taille-là. N’en disons pas plus, car rien n’est certain.
La barque file, l’après-midi s’allonge. Les paupières s’humectent de larmes de sommeil. Le thé va refroidir. Et Crowley, pourtant, n’est même pas anglais. Il est américain, né dans le Maine, en pleine seconde guerre mondiale. Il a du tomber dans quelque fairy tale…Sa bibliographie va plutôt, pourtant, du côté de la SF, avec Abîme (réédité il y a peu) ou l’Eté-machine. Pocket avait republié Amour et Sommeil et Aegypt. Il semblerait que Crowley, tout comme Burnett Swann, revienne à la mode. Il reste un des piliers de la fantasy mythique remise au goût du jour.
Les fées sont là, effectivement, entre les pages. Elles virevoltent et l’œil les perçoit juste au coin des paupières. Le temps de tourner la tête, elles ont disparu. Des fées, quoi…
Le livre avait disparu également. Terre de Brume nous fait un joli cadeau, même si rien n’a été ajouté au Pocket.