Julia
Le scénariste, Pascal Hervé, est un passionné de BD depuis son plus jeune âge. Parallèlement à son travail de responsable informatique, il s’est petit à petit consacré à diverses créations : en 1987, il a réalisé l’ensemble des dessins pour le jeu vidéo L’Alliance. C’est un voyage au Pérou, effectué en 1996, qui lui donne l’envie d’écrire une histoire sur ce pays. Grâce à l’Atelier BD, il fait la connaissance du dessinateur Philan, qui va l’accompagner dans son projet.
Lima, orphelinat « Hijos del Sol ». Parmi ces « enfants du soleil », Julia, petite fille dotée d’une mystérieuse cicatrice, semble porter une bien lourde part d’ombre : traquée par une milice prête à tout pour accomplir son forfait, elle parvient miraculeusement à échapper à un enlèvement. Réfugiée dans la rue, cachée dans une poubelle, la route de Julia croise celle de Jorge, un clochard au passé tout aussi ténébreux. Jorge la prend alors sous son aile et l’emmène chez lui, dans les bidonvilles. Une nouvelle vie commence alors pour Julia : afin de garantir sa protection, elle sera désormais « Tupac », le neveu de Jorge. Tous deux ont bien raison de se méfier, car la traque continue…
Un polar réaliste
L’histoire de la jeune Julia est ancrée dans l’actualité politique du Pérou. En effet on apprend vite que Jorge, l’ange bienfaiteur de la petite fille, est un ancien guérillero du fameux « sentier lumineux », mouvement d’inspiration maoïste, issu d’une scission du Parti communiste. Le sentier lumineux est en guerre contre l’Etat péruvien, et la population est prise entre les violences terroristes de la guérilla et les toutes aussi violentes offensives contre-terroriste de l’Etat. D’autres personnages de l’histoire sont rattachés à la guérilla : les commanditaires et exécutants de l’enlèvement de la petite fille ont aussi fait partie de ce mouvement. Le prénom donné par Jorge à Julia, « Tupac », est une référence directe à une seconde guérilla, le MRTA, soit le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru, qui tire son nom du chef de la révolte indienne contre les espagnols (18 ème siècle).
Cet ancrage réaliste est soutenu par un dessin classique, typique de la BD franco-belge, mais qui donne à voir avec un réel souci de vraisemblance les trois lieux autour desquels s’articule le récit : le centre ville, le bidonville et la jungle amazonienne, patrie des guérilleros qui apparaît (couleur sépia) dans des moments de réminiscence du passé des personnages.
Effrayante Julia
C’est sur ce terreau que prennent forme les aventures de Julia que le lecteur suit de rebondissements en rebondissements, car que d’action ! Le choix du traitement du temps y est pour beaucoup : ce premier tome concentre une grande partie de l’adolescence de Julia-Tupac, nourrie de nombreuses péripéties dues à son double statut de jeune fille traquée et d’habitante d’un bidonville. Si les mésaventures de l’adolescente semblent moins flamboyantes et haletantes que l’explosive scène fondatrice de l’enlèvement, véritable tuerie, on sent poindre en arrière-fond une progressive accumulation de multiples violences encore sourdes, mais qui ne demandent qu’à être révélées. En effet, si les ravisseurs poursuivent leur traque pendant des années, faisant monter crescendo le suspense, le lecteur est progressivement happé par l’intrigante identité de Julia : que possède donc cette jeune fille de si dangereux pour être poursuivie ainsi ? Imperceptiblement, le scénario nous invite à quitter les rives du polar réaliste et des intrigues politiques pour nous plonger dans des mystères bien plus insondables, ouvrant bien sûr la voie au fantastique.
Ainsi, l’élément le plus accrocheur de ce premier tome reste le complexe personnage de Julia, construit sur une intéressante dualité : la fragile petite fille poursuivie, et donc dès le départ classée parmi les victimes d’un terrible complot, devenue par la suite une méritante adolescente (elle se bat pour réussir sa scolarité et rapporter de l’argent à son père adoptif), déploie une inquiétante (et prometteuse !) gamme de troubles de la personnalité. Nous voici donc aux prises avec un cas faisant de plus en plus écho aux autres Carrie (Stephen King, of course) ou Regine (The Exorcist, William Frieckin, 1973).
Un couple inattendu
Pascal Hervé sait mêler les références : l’éclosion de la trouble personnalité de Julia se fait au sein du cocon qu’elle s’est forgé avec Jorge, clochard paumé qui se découvre des qualités de père de substitution. Ce couple improbable est assez touchant, et n’est pas sans rappeler le couple de Léon et Mathilde (Léon, Luc Besson, 1994), déclinant le thème de la rencontre de deux solitudes, chacun agissant sur l’autre tour à tour comme un révélateur ou comme un pansement. Il va sans dire que l’évolution du personnage de Julia n’est que davantage mise en valeur par la constitution progressive de ce background plutôt réparateur. Reste à savoir si le cocon ne porte pas en germes des éléments déstructurants. Toutes les hypothèses sont possibles, attendons le deuxième tome pour en avoir -peut-être- la clef.
Ce premier volume, conformément aux règles du genre, offre un polar où le réel flirte avec le fantastique. Son originalité revient au choix du cadre spatio-temporel : la vie sous la guérilla péruvienne contemporaine.