Livre
Photo de La Tête du Professeur Dowell

La Tête du Professeur Dowell

Alexandre Beliaev ( Auteur), Sophie Dutertre (Illustrateur de couverture), Aselle Amanaliéva-Larvet (Traducteur)
Aux éditions : 
Date de parution : 30/09/06  -  Livre
ISBN : 291525544
Commenter
Lavadou   - le 20/09/2018

La Tête du Professeur Dowell

Alexandre Beliaev est né en Russie en 1886 et mort en 1942. Dès sa jeunesse, il fait preuve d’un vif intérêt pour la musique et la photographie, et se passionne pour les romans de Jules Verne. Après des études de séminariste, il devient juriste. Mais sa véritable passion est le théâtre, dans lequel il s’investit en tant qu’écrivain, metteur en scène ou acteur. C’est après une longue maladie, de 1916 à 1922, qu’il publie ses premiers romans, dont La Tête du Professeur Dowell, Le Pain éternel et L’Homme amphibie. Beliaev devient l’un des auteurs de science-fiction les plus prolifiques et talentueux de Russie.

Les éditions Langues & Mondes – L’Asiathèque, spécialisées dans les langues et littératures d’Asie (entre autres), a publié deux de ses romans : le présent La Tête du Professeur Dowell, et une version bilingue du Pain éternel.

La tête sans les jambes

Marie Laurane, jeune médecin, est engagée par le Professeur Kern pour l’assister dans ses expériences médicales. Quelle n’est pas sa surprise lorsqu’elle se rend compte qu’elle doit s’occuper d’une tête sans corps, réanimée par Kern. Il s’agit de la tête du Professeur Dowell, ancien patron de Kern et désormais réduit à aider intellectuellement son ancien assistant à maîtriser la réanimation des morts. Kern impose à Laurane une confidentialité telle que celle-ci se met à douter des intentions et des méthodes de son employeur. Lorsqu’elle parvient à discuter avec Dowell, elle se convainc que Kern est un criminel.

Une excellente histoire

Le pitch du roman fait un peu peur : un savant qui réanime la tête d’un mort, outre le fait que cela fait fortement penser à Frankenstein, on craint une histoire de savant fou scientifiquement bancale. Heureusement, on est rapidement agréablement surpris. Tout d’abord l’auteur prend bien soin de détailler précisément les aspects scientifiques des expériences de Kern, afin de leur donner une crédibilité qui ne résisterait sans doute pas à un examen approfondi par des spécialistes mais qui, pour le lecteur lambda et sachant la date de rédaction du livre, reste incroyablement solide. Ce souci du détail et cet approfondissement ne concernent pas uniquement l’argument scientifique : Beliaev ne s’arrête pas aux conséquences purement physiques de la réanimation des têtes, mais développe également les implications psychologiques sur les cobayes et sur Laurane, qui en a la charge. Mieux, l’auteur imbrique ces différents aspects et prétend que l’on ne peut dissocier le corps de l’intellect, que l’un influence l’autre et réciproquement. Cette approche pas si courante donne une profondeur à l’histoire à laquelle on ne s’était pas forcément attendu.

Cette profondeur est accentuée par le traitement des personnages, très réussis. Certes, ils sont assez faciles à cerner : malgré le peu de temps que Beliaev passe à les décrire, ils nous sont vite familiers et leurs traits de caractère sont facilement identifiables. Mais, s’ils restent cantonnés dans les grandes lignes à des stéréotypes, ils sont étonnamment complexes. Kern, par exemple, est l’archétype du savant fou, mais il est loin d’être génial : il ne rêve que de gloire, est incapable de réaliser ses expériences sans l’aide de Dowell et est parfaitement conscient de l’immoralité de ses actes. Son côté Frankenstein est dénué de passion scientifique, il est juste avide de reconnaissance, et pousse même ses détracteurs dans leurs derniers retranchements en bousculant leur morale et en leur opposant un pragmatisme qui efface tout manichéisme : « Mais ici, sur terre, sachez-le, créature naïve, ici triomphe le vice et seulement le vice ! Et la vertu… La vertu tend la main en mendiant quelques sous au vice, ou bien elle est juchée là-bas – Kern montra la direction de la pièce où se trouvait la tête de Dowell – comme un épouvantail, en réfléchissant à tout ce qui est mortel sur terre .» Quant à Laurane, son entêtement à dénoncer Kern, s’il est louable, ne lui causera que des ennuis, et pourtant ses convictions seront ébranlées à maintes reprises : « Malgré toute sa haine pour Kern, en cette minute Laurane ne pouvait s’empêcher de l’admirer. » Cette ambiguïté est voulue et maintenue par Beliaev, qui finalement ne prend pas parti sur les aspects éthiques de son histoire.

Il ne néglige pas non plus ses personnages secondaires, quitte à en faire, à certains moments, des personnages principaux. Ils sont intelligents, humains et ne réagissent pas toujours comme on s’y attend. Cela permet à l’intrigue de se renouveler et de ne pas lasser le lecteur en tournant toujours autour des mêmes personnages. D’ailleurs, à la moitié du roman, Beliaev introduit une nouvelle intrigue qui redynamise le récit, jusque là cantonné au laboratoire de Kern, jusqu’à une très bonne fin, ouverte et à l’image de l’ensemble du récit : ni optimiste, ni pessimiste, simplement pragmatique.

Tout ceci fait de La Tête du Professeur Dowell un roman de qualité, avec une excellente histoire, un grande crédibilité, des personnages complexes et un traitement en profondeur. Et qui ne s’arrête pas là puisqu’il aborde des thèmes originaux et intéressants.

Corps, manipulation et politique

Le corps tient une place prépondérante dans ce roman, et à plusieurs niveaux. Le premier, concret, physique, fait l’éloge du corps et de son utilité, à contre-courant de certaines idées qui veulent qu’il ne soit que le refuge de l’esprit. Ici l’esprit sans le corps est diminué, non pas intellectuellement, mais du point de vue des sensations : les têtes sont privées du toucher et Beliaev insiste sur l’importance de ce sens pour la tranquillité de l’esprit, pour son équilibre. Il se dégage d’ailleurs du discours du Professeur Dowell, dans la description de son état, une sensualité assez surprenante dans la bouche d’un scientifique. Mais encore une fois, Beliaev ne s’arrête pas à un seul point de vue : Kern, lui, ne considère le corps que comme de la chair pour ses expériences. Un autre personnage, Mlle Briquet, victime des expériences de Kern, considère également le corps comme un simple instrument de séduction, et insiste pour que Kern lui greffe un corps d’une grande beauté. Enfin, Beliaev introduit aussi l’idée que le corps est le berceau d’une identité, et qu’un corps sans sa tête conserve en lui des comportements ataviques qui peuvent influer sur une future greffe.

Ce thème de l’identité n’est pas anodin pour l’auteur, qui insiste particulièrement – et assez lourdement au premier abord – sur les deux scènes de vols du roman : celui des corps à la morgue par Kern, et celui des esprits (métaphoriquement parlant) dans la clinique psychiatrique de son complice. On est alors aiguillé sur une autre piste thématique : celle de la manipulation politique. Il est difficile de distinguer ce que Beliaev a effectivement voulu mettre dans son roman, et ce que nous interprétons à partir de nos connaissances historiques ou de ce que nous vivons aujourd’hui. Beliaev a écrit La Tête du Professeur Dowell en 1925, donc au tout début de l’ère stalinienne. Pourtant on y décèle déjà la dénonciation des méthodes qui ont fait les années noires du communisme. Kern est un manipulateur, aussi bien physique (en disposant de la tête de ses cobayes) que mental (en faisant pression sur Laurane). Il fait de la rétention d’information, dépense son argent sans compter, corrompt, pratique la dissolution d’identité. L’absence de corps symbolise alors l’impossibilité pour le cobaye de se libérer de l’esclavage, quelle que soit son intelligence. La relation entre Kern et ses « patients » est la même que celle entre un état totalitaire et la masse populaire : le citoyen moyen n’a pas véritablement la possibilité de contrôler son destin, il n’a pas d’identité propre car il ne possède pas de corps étatique.

Beliaev aurait pu se contenter de raconter son histoire de façon simplement descriptive, et cela aurait déjà donné un bon roman. Mais son choix de détailler les implications humaines, émotionnelles et relationnelles entre les personnages, fait qu’on y trouve bien plus qu’un simple récit, même s’il est difficile de dire s’il fait explicitement référence à la situation politique de son pays. Quoiqu’il en soit, La Tête du Professeur Dowell est un livre chargé de sens. Et étonnamment moderne.

Un roman vieux de 80 ans mais qui n’a pas pris une ride

Car malgré sa date de rédaction, et à quelques petites formules désuètes près, le roman de Beliaev n’a pas pris une ride. Le style est plutôt froid, pragmatique, très rigoureux. Il n’y a pas de recherche stylistique mais cela n’empêche pas le roman d’être fluide. Et surtout cela lui évite de prendre un coup de vieux.

Au-delà du style, c’est également le cadre choisi par l’auteur pour son intrigue qui donne cette impression de modernité : l’essentiel du récit se passe dans le laboratoire de Kern, un lieu clos où le temps est figé et qui n’est pas influencé par l’extérieur, et donc par l’époque. A partir du moment où Beliaev a négocié avec succès les délicates explications scientifiques, le lecteur n’est plus à la recherche de repère temporel. Et les thèmes évoqués par l’auteur sont suffisamment atemporels pour conférer au roman une universalité qui dépasse les âges et les frontières.

Une très bonne découverte

Le festival des Utopiales 2006 avait pour thème la science-fiction des pays de l’Est. Certains intervenants soutenaient que la littérature russe regorge de talents et qu’il ne suffisait que d’un peu de bonne volonté de la part des éditeurs pour nous la faire découvrir en France. Assurément, La Tête du Professeur Dowell en est une preuve flagrante. Alexandre Beliaev, bien avant les Strougatski, était un auteur qui savait raconter des histoires et leur donner du sens, offrant des pistes de réflexion originales et toujours d’actualité. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette publication par les éditions Langues & Mondes – L’Asiathèque, et espérer qu’elles continueront à ouvrir des portes sur les auteurs de SF russes qu’il nous reste à découvrir.

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?