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Un choeur d'enfants maudits

Michelle Charrier (Traducteur), Tom Piccirilli ( Auteur), Kaycee Kennedy (Illustrateur de couverture)
Aux éditions : 
Date de parution : 30/09/06  -  Livre
ISBN : 9782070309641
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Arkady   - le 20/09/2018

Un choeur d'enfants maudits

« Lily a décidé de vivre le stéréotype. Elle arbore en permanence des lunettes à grosse monture noire et un chignon serré. Ses vêtements lui sont souvent trop grands, vastes pulls et corsages, longues jupes, le tout informe - dans le seul but de dissimuler la véritable nature de son beau corps à ses propres yeux et à ceux des habitants libidineux de Kingdom Come.

A un moment, elle me baisait par terre, sous le lit, la chatte vivante, avide, en m’écrasant ses gros seins dans la bouche jusqu’à ce que je vire au bleu pâle. Lily est la dichotomie incarnée, et aucun de ses deux rôles n’est plus réel que l’autre, quoique je préfère nettement celui où elle baise. »


À Kingdom Come, les gens survivent, boivent et baisent ; les chiens se font botter le cul ; les sorcières tentent de conjurer la tempête sexuelle violente qui se déchaîne par spasmes ; les fantômes et les morts observent le présent et rêvent le futur ; des filles à couettes surgissent du passé ; et les gens meurent aussi, surtout.

Cette plongée dans le cœur de terres perdues et marécageuses, dans le bourbier d’un microcosme à l’agonie, se fait au travers de Thomas - le narrateur - un des hommes influents de la bourgade délabrée de Kingdom Come. Mère morte, père disparu, grand-mère clouée sur le toit de l’école avec une faucille (comme quoi on déconne pas avec les filles armées de faucille) ; Thomas a hérité de l’usine et de la riche demeure de son père. Il y vit avec Sebastian, Cole et Jonah - ses trois frères siamois aux cerveaux entremêlés, avec Dodi une fille de sorcière offerte pour services rendus, avec sur sa hanche le portrait de sa sœur mort-né et, depuis peu, avec Sarah et Fred deux cinéastes amateurs désireux de réaliser un documentaire sur ses frères.

« Ma mère morte continue à rêver. »

Thomas dresse un portrait à deux visages de sa ville. La réalité : la misère, le pathétisme de ses habitants, bercés d’illusions perdues, aspirés dans un quotidien vidé de toute signification. L’irréalité : les secrets, les non-dits, les espoirs déçus, les rêves persistants qui prennent vie et forgent un décor surréaliste, une ambiance post-apocalyptique où tout apparaît de manière déformée, décalée. C’est dans ce décor où rêve et réalité s’unissent, que resurgit le passé de Thomas - pourquoi sa mère est morte, qu’est devenu son père, quels secrets dissimulent ses frères, que veut le fantôme de l’enfant mort du marais - sous la forme d’une fille muette à couettes.

« Comme la plupart des hommes, ceux-là sont pétris de mythes et de médiocrité. »

Thomas déroule au fil de son récit une galerie de portraits de barrés attachants dans la seule échappatoire demeurent dans la concrétisation de leurs propres folies : des religieux installés dans un hôpital désaffecté - les Wallendas volants ; des motards dont le seul hobby est de tuer des oiseaux ; Fred perdu dans ses rêves de cinéma indépendant peuplé d’orgies monstrueuses ; des sorcières et leurs cérémonies outrancières et absurdes… L’aisance matérielle de Thomas, ainsi qu’une certaine lucidité, lui permet d’aborder la vie à Kingdom Come avec un détachement et une ironie froide. De fait, quand il décrit la déchéance de ce monde enseveli par les marais, il le fait avec humour et avec une certaine tendresse - comme si les habitants de Kingdom Come n’étaient pas responsables. Pour cause, ils ne le sont pas. Thomas ne les juge pas ; il sait qu’ils ne sont que des enfants maudits. Leur chœur n’est que l’aveu d’échec de la génération qui les a précédés.

« Nous sommes archaïques. Accordés aux morts, malgré le chagrin rythmé, talentueux de mes frères qui palpite dans mes noyaux gris centraux. »

Ce que réalise Thomas, au fur et à mesure que les formes du passé et de la tempête prennent vie, c’est que ce chœur d’enfants maudits n’a rien de singulier ; qu’il se reproduit par spasmes, génération après génération ; nous sommes tous victimes de notre propre culpabilité. L’épilogue décrit le masque bucolique et illusoire que la génération de Thomas aura, à son tour, à proposer aux prochains enfants maudits. Les histoires que relatent Thomas, son histoire et celles des habitants de Kingdom Come, sont celles d’un monde en attente perpétuelle d’un avènement promis (cf. le nom de la ville), d’un monde où chaque voix s’élève solitaire, pour pleurer cet affront, ce mensonge - pour chanter l’échec répété de la réalité devant des pulsions archaïques qui nous rendent incapables d’assumer cette réalité. L’épilogue du récit est à ce titre révélateur de l’échec de Thomas à vaincre ses obsessions ; il n’a su que les confronter pour comprendre leurs origines, et les siennes.

« Sebastian est la méchanceté incarnée, Jonah le regret, Cole parle d’amour. »

Thomas relate le récit d’une schizophrénie généralisée où les pulsions, les désirs humains s’entrecroisent, à l’image de l’esprit des siamois (sont-ils réels ou sont-ils juste la transposition physique des pulsions contradictoires de Thomas ?). Ce sont ces pulsions qui brisent le rêve de réalité des habitants de Kingdom Come. Devant l’échec de toute systématisation de la réalité, les habitants de Kingdom Come se réfugient en pensées ou en actes, dans la folie. Folie souvent centrée autour du sexe. L’obsession sexuelle noue et cisèle les phrases du narrateur ; les fantasmes de Thomas sont les pivots de sa confession. Ainsi défile autour de lui, sans que l’on sache très bien lesquels des actes sexuels les impliquant sont réels ou fantasmés : Lily l’institutrice nymphomane, Sarah la princesse américaine droguée, Lottie Mae la jolie et jeune sorcerette, Betty Linn l’adolescente (mineure) innocente, Maggie la fille qu’il a épousée enfant dans un ruisseau.

« Sans oublier Ève qui le fixe, les couettes dansantes. »

Maudit comme son père et d’autres avant lui, Thomas s’échappe dans des fantasmes bruts avec Lily, symbole du désir charnel ; il laisse s’enfuir l’idée / l’espoir d’un amour possible (ou de son succédané, l’affection sincère) représenté par Sarah et Lottie Mae. Se faisant, il perpétue la malédiction de son père en apprenant à chanter au prochain chœur d’enfants maudits (Betty Linn). Et comme tous, il est fasciné par Ève, la femme originelle ; l’obsession originelle. Au final, il ne peut quitter Maggie - l’observatrice muette, maudite avec lui ; la personnification de la mauvaise conscience des habitants de Kingdom Come ; Thomas ne peut échapper à sa conscience.

Le récit très masculin de Thomas (les pulsions sexuelles sont surtout retranscrites du point de vue d’hommes) prête ainsi corps à la plus contradictoire des pulsions de l’homme ; son besoin de domination / de sexe / d’amour / et de tout un tas de choses envers les femmes, et même les filles (surtout les filles) à couettes ou non. Les enfants maudits sont aussi les enfants fantômes nés de ces fantasmes sexuels qui deviennent réels sous la plume de Thomas.

« Plus je m’approche de l’orgasme, plus elle écrit vite. »

Ce rapport constant au sexe trouve son apogée dans les scènes avec la rousse anonyme ; ces scènes crues, obscures où la partenaire (idéale ? rêvée ?) de Thomas lui fait l’amour tout en écrivant sur sa chair des mots, des promesses, son histoire et la complainte d’un chœur d’enfants maudits. Sexe et écriture se retrouvent ainsi étroitement liés ; le récit de Thomas, en rapprochant ces deux pulsions primaires aux motivations et aux enjeux voisins et complémentaires, se définit dès lors comme une mise en abîme de la conjugaison du besoin d’écrire au besoin sexuel.

En même tant que l’auteur, le lecteur se retrouve impliqué dans cette fusion sexe/écriture. Par son ton amical et ironique, Thomas s’attire d’emblée sa sympathie, l’impliquant rapidement dans ses désirs et ses fantasmes, et le rendant, en définitive, aussi coupable que lui.

« Je me demande si je ne devrais pas lécher sa sucette, mais j’ai la quasi-certitude que ça marquerait entre nous le début d’une lutte à mort, à laquelle je ne suis pas tout à fait prêt. »

Un chœur d’enfants maudits
est le premier roman traduit de Tom Piccirilli, 41 ans, jeune auteur américain prolifique - déjà une quinzaine de romans et de recueils de poésie. Remarquablement structuré et écrit, Un chœur d’enfants maudits est un long poème tragi-comique d’humour et d’amour qui mêle réalité et fantasmes avec brio - une démarche qui le rapproche des œuvres de Steve Rasnic Tem. Mais soyez prévenus, sous ses couverts de récit d’ambiance drôle, fascinant et intriguant, se cache au final un roman très dur et très âpre sur le sexe.

Remercions Folio-SF pour la publication de cet inédit, pour l’avoir illustré pertinemment avec la chouette illustration de la délicieusement nommée Kaycee Kennedy (allez voir là pour d’autres illustrations : <http://kayceeus.deviantart.com/gallery/>), et pour continuer de publier du fantastique (parce qu’il faut bien le dire, la SF et la fantasy ça va bien cinq minutes...).

Les crypto-communistes totalitaires de la salle 101 (<http://www.salle101.org/telechargements/choeurenfants.mp3>) et les fans des filles à couettes (<http://glop-ou-pas-glop.over-blog.com/article-4557752.html>) ont déjà plébiscité ce roman. Faisons de même, Un chœur d’enfants maudits est LE livre à lire cette année.

« Nous sommes une famille. Un même sang. Notre immense foyer est de taille à abriter une ribambelle d’enfants robustes. Des fantômes s’y montreront à jamais, comme il se doit. Nos illusions sont puissantes, significatives, notre passé resurgit à minuit, au cœur de nos rêves. Les pluies et les saules nous rappellent à jamais les sacrifices que nous avons faits et ceux qu’ils nous restent à consentir. »

 

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