Le Celte mélancolique-1 et Corps barbares-2
Emmanuel Collot, hiérophante néophyte, n'en est qu'à sa première trilogie dithyrambique, mais les connaisseurs reconnaîtront en lui celui qui avait su le premier identifier et promouvoir le génie d'Alexis Aubenque, alors que celui-ci n'était encore, même pour AK, qu'un nom, qu'une ellipse fugace entraperçue sur une couverture modestement placée parmi les coups de coeur S.-F. à la FNAC. Mais nous n'avions pas encore eu accès à l'œuvre, le chef-d'œuvre qui restera attaché à son nom pour les siècles des siècles, l'expression d'une fascination qui le hante depuis des années et qu'il a fini par coucher sur papier avec ce style qui n'appartient qu'à lui, et dont le lecteur trouvera dans ces volumes la forme la plus aboutie, distillée jusqu'à l'essence.
« J'envisage l'histoire par le biais de la légende, mes yeux empruntant ceux d'aveugles jetant les osselets d'os humains pour nommer les élus qui ne reviendront pas du voyage glacé. Doucement, je me fais brise coupante et invente une malédiction. » (p54)
Il est des livres dont la lecture vous retire soudainement la capacité d'écrire. Le lecteur en tourne les pages avec la même fascination qu'il aurait à observer les instants, englués dans un temps soudain devenu mélasse, de la rencontre entre un train et une automobile... Et ils le laissent longtemps après coupé de la capacité d'expression, mais par-dessus tout de la capacité de transmission à d'autres de l'expérience transformatrice dans sa splendeur première. Un handicap qui peut être vu comme une bénédiction, si elle vous force à dépasser mes pauvres mots maladroits pour aller vous lancer vous-même dans cette aventure radicale, cette exploration d'une jungle de mots qui, soulevant le lecteur telle une lame de fond irrésistible, le dépose sur des rivages où l'homme du commun est perdu au sein de la foule des champions.
« Bob avait la rage, mais il ne le savait pas encore. Le lionceau avait encore la foi des bienheureux... » (p38)
Le principe de cette trilogie est trompeusement simple, commençant par une hagiographie romancée de l'un des aèdes de la fantasy, Robert E. Howard, père de Conan, de Bran Mak Morn, et de tant d'autres héros dont la renommée jamais ne s'éteindra. Mais Emmanuel Collot ne croit pas à la simplicité, du moins dans le style : dans cette biographie, nulle phrase qui ne soit ornée comme un palais rococo, apprêtée comme une épouse de harem le soir de sa rencontre avec son seigneur, enluminée comme un lupanar indochinois reconstruit par Cecil B. de Mille.
« Il pointait, le fort, son arme impatiente sous le nez de cet enfant cahoteux, et l'enfant regardait de ses feux bleus démoniaques l'arme droit dans le canon, poings serrés, prêt à frapper tel Tom Smith alias Bear River. » (p67)
La langue française, si rétive sous d'autres plumes, se prête à toutes les contorsions pour lui, se plie à ses désirs les plus intimes, les mots acquièrent des sens nouveaux et inattendus dans des configurations inédites. Les métaphores se suivent et se mélangent, les fantasmes surgissent et prennent corps dans de clairs hôtels russes, des ruelles obscures, et des marécages moites, les sentences pleuvent dans cet Ouest encore féroce et les adjectifs transhument en troupeaux sauvages. Dans ces complexes circonvolutions, le sens lui-même se dérobe, et ne se révèle qu'après mûre réflexion, voire même pas, permettant toutes les extrapolations, fournissant un réservoir inépuisable d'explications de textes perverses. Le Celte mélancolique n'est pas un de ces livres faciles, il faut le mériter, le savourer, chaque audacieux assemblage de syllabes introduisant une nouveauté polyphonique, architectonique, syntactique.
Il est difficile de résister, lorsque l'on a provisoirement déposé le précieux volume, à l'envie de le reprendre pour l'ouvrir n'importe où, se laissant guider par le hasard, pour déguster au hasard quelques mots, voire, gourmandise suprême bien qu'un peu filandreuse, un paragraphe entier.
« Je suis détenu dans une geôle de l'ancienne Stygie aux alcôves de pierre basse, et elle vient défaire mes liens pour que de mes bras puissants je l'enlace enfin et l'enlève du sérail. » (p148)
Au fil des pages, le lecteur sent émerger une dynamique d'identification de l'auteur avec l'un de ces seigneurs de guerre, à la poursuite d'agiles et gracieuses guerrières que parfois ils rattrapent, justiciers et chevaliers sans les affèteries et les préciosités des romans courtois. Le lecteur sent vibrer à travers ces mots l'adulation que voue Emmanuel Collot au véritable, au plus grand héros : Bob, comme il se plaît à nommer familièrement son dieu. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : Robert E. Howard est la divinité trop tôt disparue de Collot, le chantre de légendes oubliées, « le passeur d'histoires » qui trouvaient à travers lui un canal fécond vers notre terre si dénuée de poésie et d'aventure.
« A son image, poings d'acier, coeur de lion, Bob n'en démordit pas un bout et avança, comme en Irlande on s'avance vers l'autel pour prendre l'hostie, victime immolée à une divinité, pain du corps christique offert aux fidèles communiants » (p67)
Cherchez ailleurs si vous ne voulez qu'une triste biographie se limitant aux faits de la vie de l'auteur. Emmanuel Collot ne pouvait se limiter aux tristes faits, il lui fallait créer une nouvelle réalité. Une réalité dans laquelle il est également présent, barde auto-proclamé errant dans un New-York de début de siècle que jamais Bob n'eut la chance de pouvoir approcher, mais dont il eut sans doute conquis les ruelles et passages comme il conquit Collot.
« Une métaphore bachelardienne nous dirait qu'à mesure que l'on s'enfonce dans les mystères aqueux d'une écriture qui nous absorbe, le vide et le noir s'emparent de notre unicité, et par on ne sait quel prodige épanchent notre soif de satiété. » (p18)
Mais ce premier volume, célébration d'une vie libérée des tristes contraintes de la réalité biographique, ne pouvait suffire en soi à faire saisir au lecteur la densité et l'immensité de Bob. Emmanuel Collot s'attaque dans le deuxième, Corps Barbares, à l'analyse même des traces concrètes abandonnées par l'écrivain, telles les traces de mues successives dont le spécialiste peut déduire la forme, voire le mode d'existence d'une créature fabuleuse : les aventures de Conan et de tant d'autres. Il nous livre une analyse de la place et de l'aspect révolutionnaire et inacceptable de Robert E. Howard et, plus généralement, de la fantasy dans notre monde infesté par la rationalité, et en même temps de leur essentialité pour suppléer à la carence de sens quant à notre séparation d'avec le néant. Il s'attache à nous faire réaliser à quel point les liens sont forts entre les écrits d'Howard et les légendes préchrétiennes, mais également les écrits de Walter Scott, Stevenson ou Jack London. A tous il parvient à connecter l'œuvre du maître, s'attachant pour cela uniquement à son propre travail et ne faisant appel qu'exceptionnellement à ce que tant d'autres érudits avaient élaboré sur le sujet.
Mais Collot, loin de se perdre dans ces méandres, affronte courageusement la complexité du sujet, et parvient à ne pas perdre de vue la suite de ce qui fera de sa trilogie la référence ultime sur Bob : le panégyrique de tous les preux décrits par Howard, accordant à chacun le temps nécessaire pour trouver sa spécificité admirable dans l’ensemble de l’œuvre. Toujours d’attaque, il passe ensuite en revue la munificente imagerie avec laquelle le temps et surtout les dessinateurs les plus talentueux ont enrichi la légende de l’homme de lettres, pour finir par évoquer ceux dont l’œuvre n’est finalement qu’un hommage compétent au premier et plus grand d’entre eux.
La trilogie d'Emmanuel Collot transfigurera votre vision de la littérature, vous transportant, pour peu que vous soyez un peu réceptif, dans un état second que vous crûtes ne jamais pouvoir éprouver à la lecture d'un texte profane. De ces livres que les générations futures garderont précieusement sur leurs étagères, peut être soigneusement entourés d'une chaîne et d'un cadenas, pour éviter qu'une jeune âme ingénue ne les exhume par hasard, et ne discerne, au creux de ces lignes prolixes, les voiles interdits d'un univers voué à l'anathème...