Ils m’ont mis une nouvelle bouche
« Je dis au capitaine Kirk qu’il n’a rien à faire dans ma forêt mythique, qu’il a bien de la chance que j’aie tué le monstre et qu’il n’est qu’une moitié de couille. Le capitaine Kirk proteste, me dit qu’il n’y a pas de monstre, qu’il n’y a que des Indiens et je shoote dans ses côtes pour lui apprendre à dire des choses pareilles.
Et Spock me dit qu’il n’a pas une moitié de couille, mais deux couilles, et avec l’index et le majeur il fait le signe deux.
Je lui dis que c’est une de trop. »
Le capitaine Kirk se faisant couper une couille, la statue de Joséphine de Beauharnais s’éveillant à la vie pour Godziller la France, un Minotaure émergeant des arrière-boutiques parisiennes ; mais aussi un enfant apprenant les limites du rêve et de la réalité dans une Tahiti hallucinée, un Terminator rêvant à Gauguin et à l’Afrique, un soldat français égaré dans une Côte d’Ivoire défigurée par la guerre découvrant l’amour : voilà ce que vous risquez de rencontrer au détour d’une page dans le dernier recueil de Jean-Marc Agrati, Ils m’ont mis une nouvelle bouche, publié par les éditions Hermaphrodite.
Quelques mots sur Hermaphrodite pour commencer parce qu’on les aime bien : cette jeune maison d’édition est la petite sœur de la revue du même nom créée en 1998. Lieu d’échanges et d’expérimentations, cette revue indépendante a séduit tous ceux qui s’y sont frottés de par sa démarche innovante liant la littérature – sous toutes ses formes, de la poésie au burlesque – et les arts graphiques. En marge d’un milieu dit de l’Imaginaire mais en réalité figé et conservateur, Hermaphrodite a décidé d’ouvrir la voie à de nouvelles formes d’expressions, à de jeunes auteurs, à une liberté d’expression nécessaire. On conseillera le n°9 de la revue, dédié à la science fiction.
Suite logique de la revue, Hermaphrodite s’est doté en 2003 d’une structure d’édition, prolongeant ainsi sa passerelle au-dessus des sentiers battus. Bien que tout cela soit encore trop « jeune » pour établir un bilan, il apparaît déjà, au travers des premières publications, que celles-ci sont le fruit d’un engagement sincère et exigeant. Pour preuve, il suffit de regarder le « produit » final d’une qualité rare – maquette & gueule des ouvrages – dont feraient bien de s’inspirer les éditeurs plus « professionnels ».
« La nana flotte dans le rouge et son cul est beau dans la pluie brûlante. »
Baroudeur de corps et d’esprit, Jean-Marc Agrati, la quarantaine frétillante, publie, après Le Chien à des choses à dire (Hermaphrodite) et Un Eléphant fou furieux (La Dragonne), son troisième recueil, à nouveau chez Hermaphrodite. Ils m’ont mis une nouvelle bouche s’installe comme un recueil sociétal fantasmagorique, nourri d’une vie qui l’est tout autant (en vrac : enfance à Tahiti, expérimentations avec des cafards, coopération militaire dans l’enseignement en Côte d’Ivoire, ingénierie aéronautique, expérimentations avec des missiles, consulting dans le tertiaire financier, …). Une œuvre hors normes en phase avec l’optique de son éditeur.
S’inscrivant dans la lignée du Chien à des choses à dire, Ils m’ont mis une nouvelle bouche impose d’emblée un ton plus posé, plus concis ; l’ensemble s’avère moins violent, moins bordélique que son prédécesseur canin. On retrouve les saillies habituelles d’Agrati – crudité, frénésie, oralité du discours, rupture de registres – qui taille à vif et au karcher une fresque sociale charnelle et empreinte de désillusions. Mais, cette fois, le jet est mieux réglé, l’éjaculation plus maîtrisée, toute en retenue ; Agrati semble avoir pris du recul, acquit une maturité d’ensemble qui paraissait manquer au Chien à des choses à dire.
« Je lui dis que c’est terrible. Il me dit que c’est la réalité. »
Se posant comme témoin de la réalité, Jean-Marc Agrati fait émerger en son texte les signaux du silence qu’il détecte et les angoisses sociales qu’il perçoit autour de lui, abordant aussi bien des problématiques de classe, de sexe ou plus généralement d’exclusion. Sa retranscription d’une réalité sociale tragique s’est précisée ; ses convictions et ses observations se sont affinées. Contrairement au Chien à des choses à dire qui avait un côté « tout fou », Ils m’ont mis une nouvelle bouche affiche une cohérence dans la démarche générale d’écriture et dans la réflexion qui sous-tend l’ensemble – un « tout » préhensile qui relie l’ensemble des nouvelles.
Dans ce « tout », Jean-Marc Agrati tente de dresser un bilan, plutôt amer, de la société actuelle. Lutte des classes, choc et évolution des civilisations, tristesse et cloisonnement des individus. Agrati dépeint un système social empêtré dans un passé encore trop présent dans les esprits et un futur trop moderne et pas assez humain. Derrière une euphorie de surface, qui verse volontiers dans le sexe et l’hémoglobine, Ils m’ont mis une nouvelle bouche dissimule surtout un constat mélancolique, presque post-apocalyptique, sur notre monde.
« On ne comprend pas tout ce qu’il dit, mais ça résonne longtemps après. »
Deux armes principales pendent à la ceinture de Jean-Marc Agrati pour affronter son public ; deux instruments qui reflètent à la fois ses qualités et ses limites.
Uno : un ton direct, cru, rentre dedans. Comme on dit au pays, "le Jean-Marc il aime pas prendre des gants pour tenir sa bite". Ce ton lui permet d’aborder en frontal les problématiques qu’il soulève et d’interpeller son lecteur, mais cette approche risque aussi de heurter une frange du public face à laquelle ses propos resteront hermétiques.
Dos : un style précis, sans redondances et sans scories – héritage du penchant d’Agrati pour les mathématiques et la poésie. La plupart de ses nouvelles sont courtes, épurées, ciselées ; l’ouvrage dégage une belle classe et une bonne tenue de route. Toutefois, les limites de l’exercice sont aussi là. En adoptant ce style concis, Jean-Marc Agrati devient peut-être trop exigeant avec son lecteur. Ainsi, la trame de certaines nouvelles n’est parfois pas assez explicite, ce qui rend celles-ci assez floues dans leurs intentions. Remarque connexe : le premier degré de lecture n’est pas toujours suffisamment prenant, de fait le lecteur ne prend pas forcément la peine de s’échiner sur le sens sibyllin du texte.
Difficile de prédire comment seront reçus et interprétés les différents récits composants ce recueil. Dans tous les cas, il faudra vous y prendre à deux fois (au moins) pour apprécier pleinement l’œuvre d’Agrati. Ceux que le décryptage textuel rebute ont plutôt intérêt à apprivoiser l’auteur avec son premier recueil, Le Chien a des choses à dire, qui était plus abordable – du moins dans son premier degré de lecture.
« N’importe quelle tristesse, même si elle est injuste, est à prendre en compte. »
En définitive, malgré une accessibilité sélective, Ils m’ont mis une nouvelle bouche demeure un recueil de bonne facture qui séduit par son originalité, sa vista et sa volonté de s’attacher aux tristesses de ce monde.
Jean-Marc Agrati a gagné en maturité littéraire mais on le ressent encore en pleine construction. Vous pouvez attendre la fin des travaux ou au contraire prendre une bière et vous posez pour regarder la maison se monter – car au final la littérature ce n’est que cela, de la construction et c’est cela qui la rend passionnante. Même si vous optez pour la première alternative, n’oubliez pas : chez Jean-Marc, la porte vous sera toujours ouverte et vous ne repartirez jamais les mains vides.
« Mais tous les voyages ont un retour et l’imaginaire ne pulse pas en continu. Ça retombe. C’est comme ça, on n’y peut rien. On se lasse des vies qu’on mène et on retourne chez soi. Et j’avais choisi, pour ces moments en creux, un intérieur montmartrois dans le Paris du dix-neuvième siècle. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il y avait là des résidus de ma vie passée. C’était coquet, vraiment charmant. J’y entassais tous mes souvenirs et je passais mon temps à mon balcon, avec une bouteille de bourgogne pas trop loin. »