L’Invention de Morel
Adolfo Bioy Casarès, immense écrivain argentin né en 1914, accouche à 26 ans de La Invencion de Morel préfacé par son ami Borges. Chef-d’œuvre de la littérature contemporaine latino-américaine, il inaugure une œuvre alternant romans et nouvelles parmi lesquelles on peut citer Histoires démesurées et Histoires célestes, où le réalisme magique côtoie le fantastique.
Jean Pierre Mourey mène des études d’art plastique et d’histoire de l’art à l’université de Strasbourg, puis intègre l’Ecole Supérieure de l’Image d’Angoulême. Il est aussi l’auteur du Soleil naît derrière le Louvre, la huitième série des Nestor Burma.
Inquiétante étrangeté
Sur les conseils d’un Italien rencontré en Inde, un fugitif venuézuélien gagne en barque l’île de Villings, tel un mort en partance pour l’enfer voguant sur l’Achéron. Car c’est bien le goût du cauchemar qui l’attend dans ce lieu qu’il découvre habité de personnages étranges, se livrant toujours aux mêmes actions, comme si le temps, indéfiniment, se répétait.
De peur qu’on le livre à la police, il se réfugie dans la partie inférieure de la lagune, menacée de submersion. Partageant ses journées entre l’écriture et la découverte de l’île, il s’éprend au fil de ses pérégrinations d’une femme venant contempler chaque soir le crépuscule, mais alors qu’il tente de l’approcher, la diva lui file entre les doigts, tel un fantôme errant dans les limbes
Jean Pierre Mourey, très fidèle à l’œuvre de Casarès, respecte à la ligne près le texte ainsi que l’enchaînement des actions. De surcroît, il reprend le dispositif en focalisation interne, permettant de suivre les oscillations du cœur du héros et les vagues d’angoisse dévastant peu à peu sa cervelle. Car en effet, comment expliquer ces présences ? Se trouve t-il dans un asile d’aliéné ? Est-ce une hallucination ? Serait-il mort pendant la traversée, ce qui supposerait qu’à cette heure ce serait le purgatoire ou l’enfer que ses pieds fouleraient ? Ou bien est-il un vivant parmi des fantômes ? Qu’est-ce que le réel ? C’est dans cette ouverture vertigineuse sur le champ des possibles, et sur la confusion des différentes strates de réel qu’est secrété l’intérêt de l’œuvre, dont l’étrangeté des lieux se prêtait évidemment à une adaptation cinématographique, ou bien en bande dessinée.
Une transposition certes soignée, mais manquant de panache
Or, c’était un vrai défi que de transposer en bande dessinée les beautés subtiles et si littéraires du réalisme magique, esthétique du mystère et de l’indicible, dont l’œuvre de Casarès peut se réclamer. Un réalisme magique se rapprochant davantage du courant belge (Oelze, Delvaux) que du mouvement latino-américain. (Gabriel Garcia Marquez).
Jean-Pierre Mourey y réussit partiellement. De facture impeccable, ses dessins minutieux résonnent fortement avec l’esthétique mortifère de L’Année dernière à Marienbad film inspiré du roman de Casarès. On y retrouve le cadrage et les perspectives angoissantes du chef d’œuvre de Resnais, qui rendent sensible ce parfum d’ineffable, cette langueur planant sur l’île, faisant par ailleurs écho au cauchemar bergmanien de L’Heure du loup. Par contre, on regrette le choix de la monochromie des couleurs que Resnais avait également adopté. Elle ne fonctionne pas et l’album y gagne davantage en fadeur qu’en étrange.
Il en résulte un travail solide dont les effluves énigmatiques encourageront, on l’espère, la lecture de l’œuvre de Casarès.