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Les Royaumes brisés

Robert Holdstock ( Auteur), Thierry Arson (Traducteur)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 31/05/07  -  Livre
ISBN : 9782842283049
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Arkady   - le 27/09/2018

Les Royaumes brisés

« J’avais essayé sans grand succès d’expliquer les distorsions du Temps que Celle-Qui-Réprime et Argo nous avaient infligées pendant notre séjour en Crète. (…) Il était au-delà des capacités d’Urtha de comprendre comment Segomos, par exemple, vivrait maintenant des centaines d’années durant jusqu’à ce que, dans un futur distant, il voie le jour, grandisse et périsse dans une bataille en terre lointaine, puis soit cruellement abandonné, suspendu dans un bosquet sacré de Crète, où il serait écorché vif, ses organes dévorés, puis sa peau séchée et ajoutée à celle d’autres compagnons d’armes eux aussi capturés pour former un manteau. Et comment il serait découvert grâce à l’effigie en chêne de son cadavre qu’aurait sculptée un esprit en exil des tous premiers temps de l’île où lui, Segomos, reviendrait finalement trouver la paix éternelle.
À dire vrai, je trouvais moi aussi cette idée quelque peu déroutante… »


Les terres d’Alba et ses habitants s’accordent un repos bienfaiteur en ces temps protéiformes, las des morts drainés par la vaine croisade vers Delphes et l’invasion repoussée des Morts surgis du Pays de l’Ombre des Héros. Jason est reparti en mer sur Argo, défait par l’échec de ses retrouvailles avec ses deux fils. Quant à Merlin, le temps de reprendre le voyage, de repartir sur le Chemin est proche. Mais, il pressent qu’un dernier acte reste à jouer. Un acte qui verra le Pays de l’Ombre des Héros se soulever une nouvelle fois, guidé par les mains d’un mystérieux Façonneur ; un acte qui sera témoin du retour d’Argo en Alba, porteur d’un lourd fardeau ; un acte qui conduira Merlin jusqu’en Crête sur les ruines d’un conflit ancien entre le Façonneur et la Maîtresse des Créatures Sauvages

Marre de la fantasy ?

L’œuvre de Robert Holdstock s’adresse aux déçus de la fantasy. Ceux qui, brisés par une situation éditoriale lénifiante, constatent régulièrement et avec amertume en consultant leurs notes que leurs dernières lectures de fantasy remontent à plusieurs mois, voire plusieurs années. Cette désaffection prégnante est la faute d’un marché saturé de novélisations de jeux de rôles, de périphrasites maniérées aiguës et de clones du Seigneur des anneaux illustrés pour la plupart avec des haches phalliques à double tranchants, des nanas désapées et des citations de Terry Brooks ou de David Gemmel vous disant à quel point ce vingt-troisième tome du cycle des Chevaliers de la foufoune magique est l’un des plus grands livres qu’ils aient jamais lu et qu’à coup sûr la face du monde et de la vie des lecteurs va s’en trouver bouleversée à jamais (le tout surligné par cinq étoiles et un grand trait rageur comme dans une critique ciné de Télé 7 jours). Donc, si vous aussi, vous en êtes à ce triste constat, l’œuvre de Robert Holdstock est faite pour vous.

Styliste remarquable, trop descriptif pour certains, précis et élégant pour d’autres, Robert Holdstock s’est imposé avec ses romans et nouvelles centrées autour de La Forêt des Mythagos (en notant qu'il ne s’agit pas d’un cycle mais d’œuvres autonomes). Dans cette fresque, l’écrivain a imaginé un foyer commun à l’ensemble des mythes qui ont façonné l’histoire et que l’histoire a façonné. Ce foyer est accessible au travers de forêts intemporelles ouvrant sur l’imaginaire collectif humain. Depuis la réédition raisonnée de La Forêt des Mythagos en Lunes d’encre (épuisée) puis en Folio-SF, ses autres œuvres ont eu, par pur hasard, droit de citer en France via des éditeurs plus ou moins scrupuleux. Le pire étant Le Cycle de Raven chez Points Seuil Fantasy, une réédition d’un cycle de bûcheronnes, déjà sorti dans l’éphémère collection « Epées et dragons » chez Albin Michel ; le meilleur étant le remarquable recueil de nouvelles Dans la Vallée des statues chez Lunes d’encre. Au milieu de ce flot de remise en vente, la véritable nouveauté est le cycle du Codex Merlin.

Je ne sais pas si, comme l’annoncent fièrement certaines maisons d’édition, un nouveau cycle majeur de fantasy voit le jour tous les mois ; tout ce que je puis dire, c’est que le cycle du Codex Merlin est l’un des plus intéressant de ces dernières décennies et qu’il est surtout l’un des rares à prendre son souffle à la source des mythes et légendes, au lieu de le prendre dans l’imagerie de la fantasy post-moderne. L’un des aspects les plus dramatiques du naufrage littéraire actuel est incidemment cette perte de tout référentiel ; la mythologie tolkiennesque s’est imposée comme une référence biblique, reléguant, bien malgré elle, tout le folklore et les mythologies sur lesquelles elle est basée à de vulgaires anecdotes scolaires ou à de fades blockbusters bodybuildés et faisandés.

Dans les épisodes précédents…

L’un des points forts du Codex Merlin, qui se compose de trois aventures distinctes, est de maintenir cette flamme respectueuse envers les figures maîtresses de cette tradition littéraire qu’est la fantasy, tout en leur insufflant un esprit vif et moderne. Sa particularité est de proposer un entrecroisement entre les mythologies grecques (Jason et les Argonautes, Médée, …) et celtiques (Merlin, la lignée du Roi Arthur, …). Ainsi, Merlin et Médée font partie d'une étrange famille dont les origines remontent loin dans le temps. Tous les membres sont dotés de pouvoirs magiques et d’une longévité exceptionnelle (longévité inversement proportionnelle à l’utilisation faite de leurs pouvoirs magiques). Leur existence consiste à parcourir le Chemin, à leur allure respective, alors que le monde défile et change autour d’eux ; ils ne s’accordent que quelques pauses et amours ici et là. Merlin fut ainsi le façonneur, dans sa jeunesse, d’Argo, navire qu’il retrouvera par la suite en tant que membre des Argonautes.

Les événements relatés dans le Codex Merlin prennent place dans le courant du premier millénaire, sept cents ans après la quête de la Toison d’Or, et plusieurs siècles avant la rencontre de Merlin et d’Arthur Pendragon.

Dans Celtika, Merlin retrouve Jason et Argo, s’éveillant après un long sommeil dans les glaces du Grand Nord. Le moment est venu pour Jason de retrouver ses deux fils, kidnappés et emportés sept cent ans dans le futur par sa femme vengeresse : Médée. Après avoir mis sur pied un nouvel équipage pour Argo, Merlin et Jason se joignent à une croisade sanglante à travers l’Europe, dont la basse motivation est le pillage du sanctuaire de Delphes. L’intérêt pour Jason d’un tel ralliement est de retrouver son fils aîné, Orgetorix, réfugié en terres grecques. En chemin, Merlin gagne l’amitié du roi Urtha de l’île d’Alba (l’Angleterre) et l’amour de Niiv, une prêtresse nordique désireuse de tirer profit des pouvoirs magiques de Merlin.

Dans Le Graal de fer, Urtha, de retour en Alba après l’échec de la croisade, découvre son royaume aux mains des Morts, de sortie du Pays de l’Ombre des Héros, et désireux de reprendre possession de leurs terres. Merlin va assister Urtha dans la reconquête de celles-ci, avant de partir avec Jason en quête du petit rêveur, Kinos, le second fils de Jason, perdu en Pays Fantôme.

S’inscrivant dans un arrière-plan pétri de saveurs et de mythologie, d’une cohérence telle qu’il devient impossible de distinguer l’inventé du réel dans les légendes et les coutumes décrites, les deux premières aventures du Codex Merlin entremêlent une intrigue guerrière et une autre, plus personnelle : la quête des fils de Jason. Prompt à ravir ainsi aussi bien les amateurs de fantasy débridée que de fantasy introspective, le Codex Merlin est une belle réussite, dominée par une galerie de personnages attachants et humains, et un ton sensible, empreint d’une sourde nostalgie devant l’échec et la perte de toutes choses.

La fin d’une époque

Jason et Médée n’ayant pas de troisième fils, le doute était permis sur l’intérêt d’un troisième tome. Quel pouvait être son enjeu dramatique et même sa justification ? La crainte de peiner sur un long épilogue inutile était pesante et Robert Holdstock, lui-même, confiait, lors de son passage par chez nous en 2004, rencontrer des difficultés à mener à bien cet opus. Sa sortie est presque même passée inaperçue tant elle n’était plus attendue ; il faut dire qu’elle arrive cinq ans après Le Graal de fer, qui n’avait mis qu’un an à succéder à Celtika.

Dans ce dernier acte, les enjeux personnels prennent définitivement le dessus sur l’intrigue héroïque. Merlin devient le véritable protagoniste du roman. Il est à la fois l’acteur du récit héroïque (les agitations en Alba, le périple sur les traces du Façonneur) et du récit intime (son adieu à cette époque pour reprendre le Chemin). Le dessein de Robert Holdstock prend forme au fil des pages ; il n’est pas question de conter une nouvelle aventure de Jason et Merlin, mais bel et bien de leur offrir un long épilogue. Mais, contrairement aux craintes initiales du lecteur, il est loin d’être inutile ; il devient même cohérent avec les tourments qui agitent Merlin et ses consorts.

Son périple le fait traverser des royaumes parallèles, atemporels, des poches de temps suspendus, des souvenirs gisant en surface, des échos ; à travers tout cela, son seul adversaire est le Temps. Tous les personnages du cycle sont en effet victimes du temps, une nemesis qui vient les punir, un à un, de leur hubris. Jason est puni de son orgueil démesuré, sa prétention, sa volonté grandiloquente d’être un héros ; Médée est punie d’avoir joué avec le temps et ainsi laissé sa vengeance guider ses actes au détriment du sort de ses enfants ; Niiv est châtiée pour avoir trop voulu faire à sa guise et gaspillé ses pouvoirs magiques. Quant au Façonneur c'est pour avoir voulu créer et exister au-delà de toute réalité qu'il va avoir à rendre compte. Tous, au final, échouent, rattrapés par le Temps ; échouent d’avoir voulu être plus que des hommes.

Merlin, le dernier survivant de sa lignée avec Médée, rechigne à reprendre le Chemin (autrement dit, le Temps) et à utiliser ses pouvoirs magiques. Il refuse l'avènement de cette nouvelle ère qui s'annonce, refuse d'avoir à vieillir. Il ne veut pas avoir à jouer un rôle dans le futur, ne veut pas admettre que tous les royaumes sont destinés à être balayés par le temps, les uns après les autres. Ses confrontations, d’abord à l’incarnation d'une Nature cruelle et vengeresse, puis au Façonneur, lui renvoient la vanité de sa résistance. Le refus de sa nature humaine, même pour un être comme lui, ne peut mener qu’à l’épuisement, la colère et la rancœur.

Les Morts doivent accepter de reposer, Ceux à naître doivent accepter d’attendre leur heure et les vivants doivent accepter leur condition d’humains mortels. C’est en acceptant cela que Médée trouve enfin la paix, que Jason renonce à ses quêtes puériles et se réconcilie avec son fils, et que Merlin accepte l’amour éphémère de la non moins éphémère Niiv.

Les Royaumes brisés prend donc logiquement la forme d’un long épilogue, car c’est cet épilogue que Merlin doit écrire, cette frontière qu’il doit franchir pour être lui-même, afin de s’affranchir de son fardeau. Il doit finir par accepter de "gaspiller " ses pouvoirs car, comme lui démontre Niiv, ce n’est pas gaspiller c’est vivre. Et, à travers cela, il doit faire ses adieux à ce temps et à ses contemporains – Niiv, Urtha, Jason. Les révélations sur Argo et sur le Façonneur sont là pour lui rappeler qu'il ne sert à rien de croire que l’acte de création permet de s’affranchir du temps. Toute création est éphémère. C'est ce qui magnifie sa beauté – tel le dernier cadeau de Niiv à Merlin, l’ultime plan du cycle, probablement le plus beau de tous.

Les Royaumes brisés s’éloigne donc de la fureur des deux premiers tomes pour prendre le chemin d’une longue nuit de veille, d’une émouvante ode funéraire. Elle offre au Merlin de Robert Holdstock un rôle plein et mâture. Le Codex Merlin descend les héros mythologiques grecs et celtes de leurs piédestaux, pour en faire avant tout des humains, imparfaits et maladroits, simplement fragiles et éphémères.

« L’inconnu consume les hommes tels que moi. Nous sommes nés en cet endroit.
Nous ne pourrons jamais en connaître les limites. C’est là que nous disparaissons. »
Attribué à Jason, fils d’Æson et capitaine d’Argo,
d'après Argonautika

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