Né en 1969, Gérald Bronner est sociologue et professeur à l’université de Strasbourg, après avoir été maître de conférences à la Sorbonne. Ses recherches tournent autour des mythes et croyances collectives, sujets de quelques essais comme
Vie et mort des croyances collectives (Hermann, 2006) ou
L’Empire des croyances (PUF, 2003). Sa carrière d’écrivain ne se limite pas aux essais puisqu’il a déjà sorti deux romans aux éditions Baleine/Seuil :
Journal de guerre (2001) et
Qu’en est-il du corps de Dieu ? (2002).
Comme il l’explique lui-même dans l’interview réalisée par son éditeur et écoutable sur le site des
Contre-bandiers, Bronner aime écrire sur les
« interstices de la réalité », donnant à ses romans un ton entre fantastique et réalisme. Cette approche se retrouve dans son troisième roman,
Comment je suis devenu super-héros, qui prend sa source dans la passion de l’auteur pour les
comics.
A noter : Gérald Bronner sera présent au salon des Imaginales 2008 à Epinal (source :
Superpouvoir.com).
Petits tracas et grand danger Titan est un super-héros. Comme la plupart de ses semblables, et à l’image de leur père spirituel défunt, le Gigaman, il a choisi d’œuvrer pour le bien et de combattre le crime. Il travaille pour la police de New York, toujours habillé de son costume moulant et le visage masqué. Car Titan a aussi une vie privée, et il doit la protéger. Même si, en ce moment, sa vie privée a tendance à partir en sucette. Sa femme Alicia l’a quitté, emmenant avec elle leurs deux enfants. Titan a du mal à l’admettre et sombre petit à petit dans la dépression. Et le fait de descendre d’une place dans le classement du
Panthéon Top 30, l’émission de télé mesurant la popularité des surhommes, n’est pas pour arranger les choses. Ni l’apparition d’un tueur en série qui s’acharne sur les super-héros et se fait appeler le Vampire de New York. Afin de redorer son blason, Titan décide de traquer le meurtrier, avec l’aide de son ancien complice, Monte-Carlo, héros à la retraite à cause de la maladie de Parkinson. Mais quand le Vampire prend Titan pour cible, les choses se compliquent.
Une étude sociologique très poussée sur l’héroïsme Il est étonnant de constater le nombre d’œuvres sorties ces dernières années et remettant en cause le statut divin des super-héros. S'il ne fallait en citer qu'une, le
comics Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons serait celle-ci. Œuvre refondatrice de tout un genre, elle ouvre une nouvelle voie qui sera creusée plus tard en particulier au cinéma. Des
Indestructibles à
Spiderman 2 en passant par
Incassable, le super-héros est jeté au bas de son piédestal. Déprimé, vieilli, abandonné, en proie aux doutes, il est replacé au rang de simple être humain. Même dans notre bonne vieille réalité, les héros d’hier sont aujourd’hui critiqués : policiers, hommes politiques et même pompiers… Bref, l’autopsie sociale de l’héroïsme est dans l’air du temps, et Gérald Bronner, parfaitement légitime et compétent en raison de ses recherches, creuse le sujet avec une acuité rare.
La première page du roman, en forme d’éditorial de journal, exprime déjà un certain nombre d’idées sur l’héroïsme :
« Il est de bon ton aujourd’hui de moquer les super-héros. La notion même d’héroïsme semble être devenue risible dans notre civilisation. Le pouvoir politique nous a confisqué depuis longtemps le droit de nous défendre nous-mêmes et peu à peu, nous avons appris un nouveau réflexe : la peur et la honte ». Bronner pose tout de suite le cadre de son roman : même si les super-héros conservent la sympathie de la population, leur statut est décrédibilisé par ceux qui les emploient afin de mieux les manipuler. Titan est d’ailleurs un
« super-héros d’Etat », terme qui en dit long… Cette notion de manipulation par le pouvoir apparaît en filigrane dans le roman, à travers l’exacerbation d’un sentiment nationaliste américain qui transparaît dans quelques articles fictifs (celui titré
« Les chiens de garde du néocapitalisme – pourquoi les super-héros sont-ils tous Américains », bourré d’idées intéressantes), et même dans le discours de Titan, qui n’est qu’un produit de son époque :
« Dieu et le Gigaman, avec un pack pareil, l’axe du mal n’a qu’à bien se tenir » ;
« Le pauvre Axis Mundi n’y a jamais fait son entrée, lui [au Panthéon Top 30]
. C’est un peu injuste, mais il paye son engagement au côté du parti démocrate ». Les super-héros sont donc présentés comme des métaphores (aujourd’hui nos héros sont les grands patrons milliardaires, copains comme cochons avec les hommes politiques) et des objets de pouvoir.
Cette désacralisation du super-héros passe aussi par le public et les médias. Gérald Bronner, en inventant cette émission du
Panthéon Top 30, ne fait qu’extrapoler la tendance actuelle des médias, et notamment de la télé-réalité, qui se forge ses propres héros en les mettant en scène avec une froideur et une inhumanité spectaculaires, et les jette dès qu’ils ne font plus assez d’audience. Cette critique concerne non seulement les médias, mais aussi le public qui les suit aveuglément et adopte le même schéma face aux vrais héros :
« Belle époque, je pense en moi-même, où on laisse les héros blessés crever comme des mendiants, où on oublie en un instant ceux qui ont risqué leur vie pour nous, ceux qu’on a adorés, avant ». Est-ce que les médias influencent le public ou ne font-ils que refléter ses comportements ? Toujours est-il que, en plus de cette réaction de rejet du héros lorsque celui-ci est au plus mal, Bronner stigmatise la banalisation de la violence sociale, qui se caractérise, dans le roman, par l’adhérence du peuple à des héros dont les méthodes sont de plus en plus agressives et cruelles :
« C’est juste une bête fauve, un type violent, et les gens adorent ça en ce moment » : ainsi est décrit Fureur, qui vient de prendre la place de Titan dans le
Panthéon Top 30. L’auteur développe cette idée plus en détail dans un extrait d’émission radiophonique – ces intermèdes distillés tous les deux chapitres sont habilement utilisés par Bronner pour approfondir des sujets sociologiques qui ralentiraient le rythme de l’histoire autrement.
Un autre effet pervers de la médiatisation des héros est l’identification de certaines personnes à leurs modèles. Titan est confronté à ce que les gens appellent un « super-zéro » : un jeune sans repère qui se croit investi de super-pouvoirs et choisit de « lutter contre le mal »… au péril de sa vie :
« Ce serait comique si ce genre d’histoires n’était pas devenu la troisième cause de mortalité chez les quinze-dix-huit ans ». C’est une idée à la fois logique et finalement assez dérangeante, car elle témoigne de la faiblesse et de la vacuité d’une vie « normale ». Même si l’idée générale du roman est qu’un héros est un humain comme les autres et que ses super-pouvoirs sont un facteur isolant sociologiquement, l’inverse n’est pas totalement faux et mérite qu’on y réfléchisse.
Bref, Bronner déplace les problèmes de notre société dans son univers de super-héros pour mieux les étudier. Mais la plupart du temps il se garde bien de favoriser une opinion plutôt qu’une autre : il exprime toujours plusieurs points de vue, parfois contradictoires, préférant la richesse des débats à un avis tranché. Son but est de pointer nos défauts, pas de les exacerber. Car finalement ce qui l’intéresse, ce sont les conséquences de ces travers sur les personnages. Et ce qui rend cette étude sociologique véritablement crédible, c’est sa mise en perspective au travers des états d’âme personnels de Titan.
Le super-héros est un humain comme les autres Les premières pages du roman nous montrent un Titan vieux, dépressif, avec des préoccupations personnelles tout à fait banales. Bref, un être humain. Qui a un boulot. Qui a une famille. Et les problèmes qui vont avec. Comme on l’a dit, ce contre-emploi du super-héros est devenu commun aujourd’hui, mais Bronner l’approfondit en faisant de Titan le narrateur et en nous laissant entrer dans sa tête. Il expose ses sentiments avec justesse, au point qu’ils trouvent un écho en nous. De plus, on sent une évolution dans sa perception des choses tout au long du roman. A la base, entre son divorce et la perte de notoriété, on assiste à la mort de ses idéaux :
« On commence sans doute comme ça dans la vie quand on est un surhomme, avec des idéaux à la noix, ce genre d’idées, principe d’égalité, de justice, mais y a un taux pas croyable d’usure dans la profession. On se fatigue. La réalité est mauvaise fille, qui nous fout sur la gueule, qui nous travaille au corps et on se calme bien vite sur les ambitions ». Titan est un surhomme, mais il n’est pas difficile d’étendre la métaphore à nos propres ambitions déçues, qu’elles soient professionnelles ou privées. Alors Titan commence par se mentir, par se dire que ce n’est pas sa faute :
« J’ai l’impression qu’on m’observe sans cesse. Qu’il y a quelque part une présence hostile. Je me demande si ce n’est pas cette saloperie de monde tout simplement, le monde, ses racines, les nœuds de son écorce et ses cimes de poisse qui nous empêchent de voir le ciel bleu. Un monde hostile ». Puis les doutes surviennent, demandant une remise en question :
« Qu’est-ce qu’il y a donc avec ma grosse carcasse pour que je continue à rester tel quel, que je persévère, alors qu’apparemment il n’y a pas de quoi être fier ? ». Pour finalement aboutir à l’acceptation de sa propre lâcheté, étape nécessaire pour espérer repartir dans le bon sens :
« C’est par fainéantise qu’on est un traître à soi-même le plus souvent et pas par méchanceté véritable ». Ce processus est lent et progressif, et il est très bien développé par l’auteur.
Il y a donc une véritable dimension humaine touchante dans ce roman. Mais Bronner a choisi un héros possédant des super-pouvoirs. C’est l’occasion pour lui d’aller un peu plus loin et d’explorer notamment la schizophrénie qui peut résulter de cette particularité (et là encore, il est aisé de faire le rapprochement avec la réalité, notamment les gens de pouvoir). Titan fait de son mieux pour servir le bien, mais parfois il ne peut s’empêcher de se laisser gagner par un sentiment de supériorité vis-à-vis des humains lambda :
« Mais lorsque je plane tel un zeppelin, juge et bourreau, régnant sur les intestins de la ville, je ne laisserais ma place à personne ». Il y a un véritable besoin de puissance qui s’exprime chez Titan par sa frustration d’être détrôné au
Panthéon Top 30 – un peu comme un homme politique qui baisserait dans les sondages. Pire, tiraillé entre ses deux vies, l’une normale et l’autre exceptionnelle, Titan perd pied peu à peu avec la réalité au point de ne plus savoir, par moment, la distinguer de ses fantasmes :
« C’est ce qu’il y a de chiant avec la cervelle, c’est qu’on ne sait jamais vraiment quels genres de rapports elle entretient avec la réalité ». Avec pour conséquence finale, venant s’ajouter à ses problèmes plus concrets de couple, un isolement social grandissant qui engendre lui-même, pour compenser, un besoin d’utiliser sa puissance :
« Les gens rient, un peu éméchés, un verre en plastique dans la main, rien de grave, un vernissage ou un truc de ce genre. (…) Alors je les regarde rigoler de mon toit, c’est drôle, je n’arrive pas à détacher mon regard d’eux. Je crois que j’aimerais bien être là, en bas, à boire des coups dans des gobelets en plastique. (…) Ce qu’il me faudrait, à tout prendre, c’est un zinzin monté sur ressort, fort comme un buffle et qui voudrait en découdre, on ne sait pourquoi ». Titan se demande pourquoi les gens préfèrent les héros violents désormais, mais peut-être que la violence est aujourd’hui le seul moyen pour eux d’extérioriser leur rage de ne pas faire partie du monde. Etape ultime de cette schizophrénie qui conduit les héros à devenir ce contre quoi ils se battent, comme ces pompiers qui deviennent soudain pyromanes.
Autopsie de l’héroïsme, drame humain du quotidien, névroses personnelles :
Comment je suis devenu super-héros est tout ça à la fois. Mais son impact n’aurait pas été aussi fort s’il n’y avait pas eu une bonne histoire et un style percutant sur lesquels s’appuyer.
Au-delà de l’étude sociologique, une bonne histoire On pourrait craindre que l’aspect sociologique de
Comment je suis devenu super-héros soit tellement bien développé qu’il « écrase » l’histoire, se rapprochant plus de l’essai que du roman. Ce n’est pas le cas. Gérald Bronner, sans être exceptionnellement original, parvient à dérouler un scénario solide, peu complexe mais équilibré. Il alterne de façon fluide action et psychologie, sans qu’on ait l’impression qu’il favorise l’une par rapport à l’autre. Il ajoute même un peu de piquant par rapport aux histoires classiques de super-héros en déterrant le passé trouble de certains « bons ». Ce refus du manichéisme, qui transparaît dans tout le roman, est un des intérêts du récit, dont la fin est excellente.
Ce scénario s’appuie sur un monde cohérent, à la fois réel et fantastique, qui ne donne pas l’impression d’être artificiel. Bronner ne se contente pas de plaquer des super-héros au New York d’aujourd’hui, il les intègre à la société en détaillant leur rôle, leur place, et même en décrivant rapidement leur histoire : l’époque à laquelle ils sont apparus et quelle est leur origine – en tout cas, la version officielle… Bronner fait même preuve de culot en intégrant dans son monde des super-héros issus de la culture des
comics : Daredevil, Batman, les X-Men, etc. C’est habile car il ne fait que les mentionner, ce qui nous évite de nous poser des questions de cohérence, et cela place le lecteur en terrain familier. L’auteur reprend les caractéristiques classiques des histoires de super-héros : les « packs » ou associations entre héros pour combattre un ennemi commun, le déterminisme archétypal qui pousse les bons à combattre les méchants, les tenues vestimentaires (
« Je portais encore une cape à cette époque et c’était un mauvais point pour moi car de nombreuses études avaient montré que c’était dangereux et inutile »). Il joue ainsi avec notre inconscient collectif, apportant ses propres pierres à l’édifice de cette mythologie moderne, prétendant que les héros de notre enfance ont une existence réelle – en tout cas dans son monde.
Cette impression de réalité est renforcée par un ton très juste, très humain, et un style percutant, proche du langage parlé, aux accents de polar. A coups de phrases courtes et d’aphorismes pleins d’authenticité (
« Il négocie avec la vie un peu comme un épicier »), Bronner nous assène les pensées sombres de Titan, nous fait ressentir sa détresse – et, à travers ses yeux, celle des personnages secondaires. Il en va de même pour l’atmosphère, mélancolique. En quelques mots, l’auteur fait surgir dans nos esprits des images et des sensations concrètes, comme si nous y étions :
« Un moment où il fait tellement chaud à New York que certains prétendent voir des oasis, que les immeubles ont l’air de s’allonger et mettre hors de portée leurs terrasses de fraîcheur. Un temps de bitume ». Bronner ne tombe pas forcément juste à tous les coups – parfois son style perd son naturel –, et quelques fautes de ponctuation ou d’orthographe accrochent un peu l’œil, mais systématiquement il nous replonge très vite dans l’ambiance.
Un roman atypique et captivant Autant de qualités font de
Comment je suis devenu super-héros un roman atypique, intelligent et captivant. L’alliance entre étude sociologique et histoire de surhommes fonctionne très bien, jouant à la fois sur le plaisir et la réflexion. Le fait que ce type d’approche soit fréquent aujourd’hui n’enlève rien au mérite de l’auteur. Les super-héros ne sont finalement qu’une image fantasmée de nous-mêmes. Leur gestation souvent torturée est le reflet de nos propres névroses, donnant naissance à un idéal de courage, de force et de droiture. Réaffirmer le côté humain des surhommes est un moyen de nous renvoyer une image plus juste de nous-mêmes, en effaçant la distance qui nous sépare d’eux et en ramenant la métaphore au niveau de la réalité. Gérald Bronner y parvient de très belle manière.