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Septentrion

Aux éditions : 
Date de parution : 19/09/07  -  Livre
ISBN : 9782221108659
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systar   - le 31/10/2017

Septentrion

Dans la riche bibliographie de Jean Raspail – plus d’une vingtaine de romans, souvent primés, parmi lesquels Le Camp des saints, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, L’Anneau du pêcheur, ou encore Adios, Tierra del Fuego –, Robert Laffont a choisi de rééditer récemment Septentrion, considéré comme l’un des ouvrages du romancier alliant le mieux la narration à la réflexion. On s’efforcera de ne pas lire ce roman, par une sorte d’illusion rétrospective, comme le récapitulatif de thèmes récurrents au sein d’une œuvre foisonnante. Le lecteur pourra néanmoins entendre dans Septentrion un hymne vibrant – un de plus !... – à la liberté, à la différence identitaire, et voir se déployer une réflexion politique sur le risque d’uniformisation des corps et des consciences. C'est alors dans un univers halluciné, sorte d’Europe atemporelle et mythique, que la méditation de Raspail trouve naturellement sa place.

Une histoire en route vers le mythe

« Je m’appelle Jean Rudeau, tout bêtement égaré dans la suite épique de Kandall avec le nom le plus commun, répandu par centaines chez les paysans, boutiquiers, fonctionnaires, cafetiers et autres militaires de la principauté. Rudeau… Rudeau… masse ordinaire, interchangeable, piétaille informe et sans talent, mise au monde pour durer sans comprendre jusqu’à la fin des temps, je crois que tous les Rudeau viennent enfin de trouver l’époque qui leur convient, après tant de siècles où il leur fallait quand même lutter pour sortir le meilleur d’eux-mêmes, ce qui les accablait. »
(p. 58)

Il revient au narrateur Jean Rudeau, porteur du nom le plus banal dans le monde de Septentrion, de se faire le porte-voix d’une trentaine de personnages hors du commun, d’authentiques « singularités », réfugiées dans un train lancé à toute vitesse vers les marches septentrionales de la principauté européenne. Tous ont pour point commun d’avoir échappé à une sorte d’épidémie qui transforme invariablement les hommes en êtres dénués de conscience, en une masse informe collective, grisâtre, et tous prétendent survivre à cette uniformisation générale par la fuite vers la mythique royauté du Septentrion, espérant que celle-ci n’ait pas subi la réduction de toutes les individualités à l’unique personnage générique de « Rudeau » (dont le narrateur est, par conséquent, un représentant aberrant, puisque, quoique porteur du nom qui n’en est pas un, il fait partie du voyage). Le chef naturel de cette expédition, qui comprend des hussards, des dragons, d’anciennes filles de joie, un moine défroqué, entre autres personnages évidemment très hauts en couleurs, est l’énigmatique Kandall Kartis, ancien trafiquant d’armes, de bois et de chair humaine. Au fil de la narration, qui évoque tout d’abord dans les grandes largeurs la montée de la masse grisâtre et l’exécution systématique des hommes encore libres, et jusqu’à la chute finale du roman, la poursuite du train par une armée d’êtres anonymes, sans visage, ou capables de prendre le visage de leurs adversaires, tiendra le lecteur en haleine, l’emmenant aux portes du mythe, où vingt ans équivaudront à un millénaire.

Un discours politique trop présent

C'est bien cette rencontre avec les structures du mythe qui fait l’attrait de ce roman pourtant imparfait. Le foisonnement des idées narratives, les portraits des personnages, le souffle épique patent de certaines scènes contrastent avec de trop pesantes explications du narrateur sur l’intuition qui préside à l’écriture du roman. Ces explications sont d’autant plus malvenues qu’elles surviennent au tout début du roman :

« Tout juste comprenions-nous que s’avançait rapidement, de façon informe et inexorable, une sorte d’éternité différente. Rien ne ressemblerait plus à hier, rien ne changerait plus jamais, une fois les choses accomplies. Je crois que je tiens le mot clef : cette annonce d’une
éternité engendrait, non pas tellement la peur, diffuse, impalpable, mais la paralysie. Quand l’homme veut changer l’homme, se substituant au Créateur, qu’il le change et qu’il l’a changé, est-ce qu’on peut, humainement parlant, s’opposer à la marche de cette éternité nouvelle ? » (pp. 15-16)

Le propos est clairement anti-totalitaire, évoquant à demi-mot les illusions vertigineuses d’une transformation de la nature même de l’humain, et de la sortie du temps historique des nations en vue de l’avènement d’empires plurimillénaires. Le reproche qui s’adresse naturellement à ce genre de passages – ils sont un certain nombre à grever le récit – ne portera pas tant sur leur contenu que sur leur faiblesse littéraire ; le propos, lourdement martelé, troue alors le flux de la narration, pourtant souvent inspirée, de manière dommageable.

On a en effet trop vite compris le fin mot de l’ouvrage : contre les uniformisations abusives du vivre ensemble, contre l’idée que le vote démocratique pourrait régler absolument toutes les décisions humaines, la masse primer systématiquement sur la volonté singulière, et la structure écraser toute nouveauté, il convient de réaffirmer avec force les identités, de n’abdiquer en rien ce qu’on est. Il convient de ne pas poser entre tous les individus une égalité de principe, ce que le personnage, typé jusqu’à friser la caricature, de Kandall Kartis prouve tout au long du roman. À travers lui passe un sentiment de nostalgie à l’égard du mode de vie aristocratique : un art de la mort plus que de la domination et une éthique du désintéressement (Kandall trafique de la chair humaine, mais il finit par affranchir ses esclaves, et entend être « choisi » par ceux-ci) et de la fidélité à soi et à autrui :

« Nous suivons Kandall, mais il n’est pas notre prince. Nous n’avons pas de fidélité de rechange et lui-même n’y prétend pas. Notre seule fidélité se trouve bien au-delà, au terme de ce voyage. Nous avons rendez-vous quelque part avec tout ce que nous avons quitté, avec quelque chose qui n’est probablement autre que la suprême fidélité. »
(p. 80)

Le « train » symbolique de l’existence

Le voyage comme fin en soi, la découverte de ce que l’on est dans le « train » même de l’existence, dont le train en route pour les glaces nordiques est ici l’évidente – et très belle – image, le tragique de la vie, le symbole comme structure indispensable de la pensée et de la civilisation : tous ces thèmes sont, eux, parfaitement infusés dans le corps de l’action. Dès lors, ils sont, du fait même que l’auteur les raconte au lieu de les théoriser, bien plus émouvants que le discours anti-égalitariste qui nous est servi avec insistance. Peu nous importe, au fond, qu’on ait laissé le « petit Démos » avant de monter dans le train (p.81), tant que celui-ci roule bien vers son propre destin.

On le sent bien : approchant toujours plus le moment du désespoir ultime, les personnages ne luttent que pour incarner, jusqu’au bout, des symboles, comme s’il s’agissait de révéler que la nature humaine consiste dans l’art de manier des symboles, de créer des mythes, de devenir soi-même un personnage tragique :

« Notre train présente des aspérités guerrières – wagons plates-formes armés servis par une demi-douzaine de hussards, dragons et gendarmes en dolman bleu roi, tunique rouge ou verte – mais ce n’est pas un vrai train blindé d’épopée qui sème la terreur sainte à travers les steppes et les jungles révoltées, symbole d’oppression et de répression. Seulement un symbole de lutte et les combats de retardement, tout réels fussent-ils, qu’il mène en se repliant sur cette interminable voie ferrée, ne sont également que des combats symboliques. Nous nous abreuvons à la source des symboles sous peine de mourir de soif. »
(p.80)

C'est bien là ce que nous voudrons retenir de ce roman : un amour des symboles, une volonté de faire naître des mythes, érigés au rang d’art de vivre. Ainsi que la langue de Jean Raspail, qui, soulignons-le au-delà des importantes réserves déjà formulées, ne perd jamais de son élégance, de sa légèreté, prouvant par l’exemple qu’il se joue toujours, dans l’art de raconter de belles histoires, partant dans la mise en scène d’effondrements de mondes immémoriaux, quelque chose de proprement humain.

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