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Photo de Crémèr et le maillon faible de Sumatra

Crémèr et le maillon faible de Sumatra

Patrice Larcenet (Coloriste), Daniel Casanave (Dessinateur), David Vandermeulen (Scénariste)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 31/12/07  -  BD
ISBN : 9782205060638
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Christian   - le 31/10/2017

Crémèr et le maillon faible de Sumatra

Auteur et dessinateur aux éditions 6 Pieds Sous Terre de la série Agrum Comix, des Champs de l’Obscène, de La Littérature pour tous, et plus récemment, chez Delcourt, de la saga vertigineuse de Fritz Haber, David Vandermeulen prête volontiers sa plume à des dessinateurs dont le coup de crayon et de pinceau sort de l’ordinaire. Sa collaboration avec Ambre, peintre de bande dessinée, a produit un Faust original. Sa collaboration avec Daniel Casanave, d’abord remarquée pour son Ubu roi, et plus récemment pour sa série L’Amérique et son Fléau de Dieu, s’inscrit dans la durée avec le lancement de la série Crémèr. Premier titre, improbable : Crémèr et le maillon faible de Sumatra.

Le principe vaut le détour : une enquête loufoque du commissaire Crémèr qui tourne vite à la pantalonnade culturelle et philosophique. Bien sûr, les clins d’œil aux romans policiers, aux romans philosophiques, aux médias, à la BD sont multiples. Toute ressemblance avec un comédien ayant joué le rôle de Maigret à la télé est bien entendu fortuite. Toute référence au rat géant de Sherlock Holmes est tout à fait involontaire. Toute allusion aux Animaux dénaturés de Vercors est purement accidentelle. Il s’agit seulement d’une enquête aux confins de la métaphysique anthropologique menée par un commissaire gras (pas maigrelet) à la Simenon, imbu de sa personne, pas très cultivé, mais toujours aux aguets.

Avec Lucas, son souffre-douleur, son faire-valoir, une sorte de petit Tif tondu (à la Will), Crémèr est balloté, comme un esprit faible, entre les arguments et les intérêts des uns et des autres. Son enquête le dépasse. Mais pas question de faire celui qui n’a rien compris. Finalement, les événements finissent par trancher pour lui. Crémèr est une sorte d’anti-Columbo belge : il donne l’impression d’être à la hauteur mais, s’il feint de comprendre, il ne comprend rien et ne décide de rien.
 
L’homme descend-il du Kouyû Kouyû ?

Sur un grand paquebot, le sale cabot du commissaire a le mal de mer. Ce qui vaut à Crémèr de lier connaissance avec le docteur Erasmus Shrewberry qui l’invite à dîner. Le repas, arrosé, est l’occasion d’un débat animé avec le père Jean Brullere et l’anthropologue Spengler sur la théorie de l’évolution. Tout particulièrement sur l’existence d’une souche unique à l’origine de l’homme et du singe. Le débat se termine en pugilat.

Une avarie oblige le paquebot à faire escale sur une île de Sumatra, où Erasmus Shrewberry avait découvert, cinquante ans plus tôt, le « faustolopithèque », un petit diable anthropomorphe. Mais voilà, le naturaliste est abattu d’un coup d’arbre  par l’un de ces hominidés. Crémèr se saisit sans tarder du coupable. Et la question, dès lors, devient de savoir si la condamnation du faustolopithèque, baptisé "Kouyû Kouyû" par les autochtones, relève de la justice humaine ou de la loi de la nature. Crémèr relit Darwin, migraine à l’appui, mais la World Coal Company, qui exploite les petits hominidés, s’en mêle…

Crémèr ou le non-héros dépassé par ses événements

David Vandermeulen détourne Les Animaux dénaturés de Vercors au profit d’un singulier commissaire obèse, hautain et vaniteux (bref, un fat). Pipe au bec, psychorigide et lent d’esprit, Crémèr n’est ni un héros, ni un antihéros (l’antihéros finit par faire ce que fait le héros, même s’il n’en a pas l’air). C’est une sorte de pseudo-héros d’un nouveau genre qui a les faveurs de la caméra, mais qui n’en fait rien de très utile. L’intrigue se dénoue plus ou moins sans lui.  Il n’y joue pas un grand rôle et ponctue ses interventions de remarques stupides ou décalées. Chez Vercors, le journaliste Douglas Templemore prend des risques : il tue un Tropi pour obliger la justice à statuer sur son acte et sur la nature humaine de l’homme-singe. Crémèr, lui, capture un faustolopithèque sans réfléchir. Et le débat autour de la nature du pithécanthrope sera lancé malgré lui. Templemore sait ce qu’il fait et agit en permanence pour susciter un débat. Crémèr ne sait pas ce qu’il fait et ne comprend pas les enjeux de ses actes. C’est un catalyseur involontaire. Seul élément qui le rend sympathique : il essaie de comprendre (il lit l’origine des espèces) et tente d’être impartial (il n’y arrive pas).

Vercors n’est pas la seule source d’inspiration de Vandermeulen. Crémèr emprunte les traits les plus hideux de Sherlock Holmes, par exemple, dans ses relations avec Lucas, son martyr de Watson. Crémèr est veule, dur avec les faibles et faible avec les durs. Crémèr est péremptoire, sauf quand on le contredit. Crémèr a le look imposant, ankylosé et infatué de l’acteur Crémer dans Maigret. Crémèr est à genoux devant sa hiérarchie. Crémèr est ignare. Bref, Crémèr est un gros con. Mais il est tellement à côté de l’histoire, il est tellement dépassé par les événements que même les auteurs finissent par lui trouver des qualités. Crémèr fait rire et fait pitié. Il est un peu le représentant d’une époque, coloniale, où l’occidental opulent s’imaginait au centre du monde. Il regardait avec condescendance et parfois cruauté les peuplades et les espèces s’agiter autour de lui. Une forme de figure oedipienne du penseur et du colon occidental. Avec tout le respect et la raillerie qu’on lui doit.

Que le pauvre Crémèr soit, à l’image du politique occidental, incapable de percevoir les enjeux économiques qui le dépassent  n’a rien d’étonnant. La World Coal Company a les moyens de compromettre tout le monde. Surtout les cons. À noter que le méchant capitaliste chez Vercors s’appelle Vancruysen. A ne pas confondre avec Vandermeulen, le méchant scénariste de l’histoire (et, à ce titre, lui aussi manipulateur brutal du personnage principal). On retrouve chez l’auteur cette tendance à la dérision par le vide. C’était le cas avec l’ontologie (du vide) de Jean-Claude Van Damme. Et n’est-il pas l’auteur d’En montant Godot, inspiré d’un Beckett fasciné par l’absence et le néant ?

Le dessin de Casanave, plus classique, plus franco-belge que d’ordinaire, lisse un peu l’histoire. Elle la rend moins dure, moins acide, plus accessible. Plus cocasse aussi. Dans un style un peu F’murr, Casanave multiplie les traits, déforme les silhouettes, exagère les postures. Il parvient, avec une économie de moyens, à rendre parfaitement les expressions faciales et les mouvements des corps, essentiels au comique graphique.  Le découpage est net, même s’il est rendu difficile par moments par la densité des textes (érudition et parodie obligent). Les ombres sont plus souvent rendues par la densité des traits que par la couleur. La mise en couleur de Larcenet, elle aussi, contribue à lisser le côté sarcastique de la série (la couche de bonbon non acidulée). On sent que les couleurs sont plaquées sur une version noir et blanc qui pourrait se suffire à elle-même, mais l’utilisation d’une palette large attire davantage l’œil et atténue la noirceur ironique du scénario.

Le résultat est mordant et convaincant. Il y a quelques facilités ça et là, mais elles se marient bien au personnage de Crémèr. Plus hautain, plus rétro que les caricatures de détectives ou de héros décalé qu’on trouve chez les anciens (Gotlib, Alexis, Solé), Crémèr est un héros vide, dépassé par ses enquêtes et le monde complexe dans lequel il vit. Un homme du passé moderne, en quelques sortes.

Lecture recommandée.

À suivre de près, le prochain album chez Dargaud : Crémèr et l’enquête intérieure.

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