Bastard Battle
Auteur de quatre romans, chez quatre éditeur différents, dont Le Dernier Monde, paru en kraft chez Denoël en 2007, Céline Minard revient avec un très court roman, aux antipodes de son prédécesseur.
Cette ancienne libraire, étudiante en philosophie, s'était attirée l'année dernière un joli succès critique avec ce Dernier Monde. Une anticipation philosophique outrageusement solipsiste, qui, si elle avait pas mal fait gloser dans le landernau de l'Imaginaire, n'avait pourtant pas vraiment convaincu. Euphémisme galant, eût-égard à la géniale fulgurance de son retour aux affaires avec Bastard Battle.
Coquillards, écorcheurs et bastards bien fort en coilles.
1437, la bonne ville de Chaumont, aujourd'hui riante préfecture de la Haute-Marne. Vous savez, ce département de l'est de la France, que d'aucuns, parmi les plus enthousiastes décrivent parfois comme situé « entre rien et rien, mais qui saura paradoxalement vous séduire par sa capacité à n'attirer ni ne retenir personne d'important, à part vous ».
Donc bref, Chaumont, 1437. La ville, alors florissante, tombe sans coup férir sous les assauts de l'armée de tripailleurs sans foi ni loi, commandée par Aligot de Bourbon, second bastard du nom. Charmant garçon, d'ailleurs. Bien que sans doute un peu sanguin. Volontiers porté sur le viol et la torture, il fait même en la matière, montre d'une créativité débridée. Spécialement lorsqu'il s'agit d'estourbir de l'abbé ou d'éventrer du moinillon.
À la tête d'une compagnie de joyeux étripeurs, il chasse le bailli de Baudricourt de fort humiliante façon, et prend quartier dans la ville, qui va presque une année durant lui servir de base arrière pour les rapines, étrillages et autres exactions qu'il mène sur le pays alentour, et jusque dans le Bassigny voisin. Parmi cette bande de soudards avinés, Denysot-le-Clerc, dit le Hachis, dit Spencer Five, lettré de justesse dont la prose déborde un peu et bâtonneur virtuose. C'est lui, dans sa langue imagée, qui nous conte cette aventure très étonnante et très édifiante.
Ainsi par exemple, ces étranges rencontres faites par les briscards de la compagnie du bastard. D'abord une ribaude, jaune de peau et à la mise toute d'or et de blanc, qui, dans les premières heures du sac de la ville, estourbit huit gaillards avec sa hallebarde, blesse le Bourbon en personne et s'enfuit, volant de toit en toit en esquivant une volée de trois cent flèches. Ou ce bonhomme, non moins bileux de teint, mais tout de noir vêtu et qui est capable avec sa longue épée droite de couper en deux un pou sur la joue d'un moinillon, sans verser ne fût-ce qu'une goutte de sang.
Agaçantes rencontres propres à fouetter l'imagination du bastard, stimulant sa mauvaiseté qu'il passe désormais de plus en plus méchamment sur les populations civiles. Au point de réveiller le chevaleresque sens du devoir du beau Sire Enguerrand. Chevalier errant, en quête de rédemption, il vient un beau matin d'été aux portes de la ville, défier Aligot de Bourbon dans la lice. Ce dernier, peu porté sur la noblesse des armes, lui prépare une félonie de son cru. Et le coup aurait pu porter, d'ailleurs, sans la providentielle intervention des deux guerriers à l'art étrange. Belle action qui va réveiller, du moins pour un temps, les scrupules du Hachis et de quelques autres. Au point de les pousser à rallier les trois bretteurs.
C'est cette fois au tour du bastard d'être chassé de Chaumont. Et c'est à ceux qui, désormais se font appeler « les sept samouraïs » de préparer la ville à un futur assaut du chef mercenaire, qui, en plus de ses autres défauts, est d'un naturel rancunier.
De taille, d'estoc... à la fin de l'envoi, elle fait mousche.
Étonnant petit roman que signe ici Céline Minard. La plus évidente de ses singularités étant, bien évidemment, cette langue. Un sabir qu'elle recrée sur les consonances du vieux français, et qui produit sur l'histoire un effet libérateur. On se laisse plus facilement prendre qu'on ne pourrait le soupçonner d'abord par le flot caillouteux de cette prose dense, imagée et directe.
Le choc des cultures, l'étrange cocktail de références qui arrose ce petit brûlot jubilatoire est aussi un de ses points forts. L'exercice consistant à inviter dans le campagne champenoise une virevoltante guerrière shaolin et un rônin que la Voie du Sabre a conduit si loin de son Japon natal, est périlleux. Il ne pouvait se résoudre que dans une outrance savamment ajustée, et Céline Minard l'a parfaitement compris. C'est avec une intelligente retenue qu'elle multiplie les clins d'œil, au point de parvenir à faire prendre cette improbable sauce. Les amateurs relèveront sans doute de nombreuses références aux films d'épées chinois, aux mangas, aux westerns ; jusqu'au Petit Dragon, convoqué sur les dernières pages, pour un combat digne du Jeu de la mort.
Mais au final, ce qui fait le charme de ce roman, tout à la fois érudit et paillard, c'est le parfum de liberté qui s'en dégage. Céline Minard s'affranchit avec un plaisir évident des rigueurs de la langue, pour écrire les aventures d'une bande de ripailleurs, de jouisseurs insatiables, qui bâfrent, cuvent et baisent, sachant que la mort les attend au coin du chemin. Et faisant surgir l'ascèse, comme élément perturbateur, parmi ces débauchés, elle fait prendre conscience à certains d'entre-eux que la liberté peut aussi être une libération de soi. Qu'elle peut se gagner à la pointe de l'épée, non pas pour être vécue, mais pour avoir, un jour, été vécue. Rappel lancinant que c'est un souvenir que l'on se forge, et qu'on trempe dans l'éphémère.
En transformant spadassins et honnêtes bourgeois chaumontais, en communards passés maîtres ès boxe chinoise, elle nous offre un fabliau joliment libertaire, irrévérencieux en diable, aussi frais et dépoussiérant qu'il est stimulant et intelligent. Politique, sans doute, punk ou presque, joyeusement pailllard et anar, Bastard Battle est LA bonne surprise de cette rentréee littéraire 2009.